Voici, pour la première fois accessible en français, un document d'une valeur inestimable : l'unique enregistrement à ce jour connu de cours de Maria Grinberg, qui plus est portant sur les sonates de Beethoven, dont elle fut, pour nous, le plus important interprète intégraliste (1960-1974, Melodya) du siècle passé. Ce témoignage trop court est d'autant plus précieux qu'il est rare, peut-être unique : on sait de quel ostracisme Grinberg a pâti dans le système d'enseignement et de distinction académique moscovite, et quelles difficultés elle a rencontrées pour n'obtenir "qu'un" poste de professeur à Gnessin, à défaut du Conservatoire ou de l'Ecole Centrale qui lui étaient systématiquement refusés.
Ce n'est pas le moindre des paradoxes que d'apprendre que la recommandation du pape du professorat pianistique soviétique, l'absolument misogyne Neuhaus, en vue de cette nomination, ne suffit même pas à ce que la chaire lui fût confiée (alors que son enseignement à Gnessin débute en 1959, Neuhaus disparaissant en 1964, elle ne sera nommée professeur qu'en 1970, à soixante-deux ans, huit années avant sa propre mort).
Ce n'est pas le moindre des paradoxes que d'apprendre que la recommandation du pape du professorat pianistique soviétique, l'absolument misogyne Neuhaus, en vue de cette nomination, ne suffit même pas à ce que la chaire lui fût confiée (alors que son enseignement à Gnessin débute en 1959, Neuhaus disparaissant en 1964, elle ne sera nommée professeur qu'en 1970, à soixante-deux ans, huit années avant sa propre mort).
Ces deux mini-cours d'une demi-heure environ chacun sont conclus par une exécution intégrale de la sonate examinée, apparemment enregistrée dans la foulée du cours, et donc très probablement distincte des versions connues par le disque. Sont traitées les sonate n°1 et 6. Le passionné de l'enseignement historique du piano ne pourra que se réjouir de compléter son cours (rédigé et "partition en main") sur l'opus 2/1 de Gieseking (voir ci-dessous) par celui, doucement déclamé et magistralement illustré au piano, de Grinberg.
Traduction des cours : Valentina Chepiga.
Traduction des cours : Valentina Chepiga.
Maria Grinberg, cours Beethoven à l'Institut Gnessin, février 1961
"Ces commentaires ne prétendent pas à la scientificité, c’est une série de réflexions de l’interprète concernant telle pièce qu’il joue et qu’il aime.
Beethoven, ainsi que certains
autres auteurs, a un sens aigu de la tonalité, il que la
pièce soit jouée en fa mineur ou en la mineur par exemple lui importe. Ainsi, le choix de la tonalité de
cette sonate, qu’il a utilisée également pour l’Appassionata, pour le quatuor serioso opus 95, l’ouverture Egmont et d’autres, n’est pas hasardeux. La
première sonate est une œuvre dramatique, et la première indication jetée par Beethoven, commandant le staccato, n’est pas légère et gracieuse, mais tendue et recueillie à la fois, malgré la nuance piano :
musique
0'54"
Le crescendo doit commencer le plus tard possible, et cela pour toutes les voix, et pas seulement pour la voix aiguë, et tout de suite faire machine arrière :
Le crescendo doit commencer le plus tard possible, et cela pour toutes les voix, et pas seulement pour la voix aiguë, et tout de suite faire machine arrière :
musique
1'11"
J’attire votre attention quant aux silences
à la basse, qui soulignent le caractère non encore affirmé de cette musique.
Le silence avec le point d’orgue qui suit la première phrase doit non
seulement emporter l’impression de ce qui a été joué, mais également donner à
l’interprète la possibilité d’entendre mentalement, en son fort intérieur et à
l’avance le nouvel aspect qui sera donné au même thème, joué dans une
autre voix et dans une autre tonalité :
musique
1'50"
De plus, dans les mesures suivantes, apparaissent les rondes qui se suivent legato et ce nouvel élément
– qui ne vient en déranger aucun autre – doit être bien entendu par l’interprète :
musique
2'12"
La parenté entre le motif principal et le secondaire est évidente :
musique
2'26"
Cela rend la tache de
l’interprète encore plus complexe, celui-ci doit souligner non pas leur
parenté, mais leur différence, afin de créer une impression d’un nouveau
matériau opposé au principal.
Cette différence gît dans le
fait que le thème secondaire change de direction, qu’il est accompagné des
croches, lesquelles, sans se différencier par la force dynamique, doivent
néanmoins posséder une grande vivacité intérieure. Et, finalement, elle gît dans
le fa bémol qui souligne avec un petit sforzando le caractère triste de la bémol majeur :
musique
3'10"
Le pianiste ne doit pas
succomber à la tentation de faire un crescendo sur ce motif. En outre, si les
deux premières fois, le motif sonne presque de façon identique, il faut prendre en
compte le fait que la troisième fois, c’est déjà un commencement d’une longue
construction, ainsi, à cet endroit, je commencerais plus doucement, afin
d’avoir la possibilité de développer le crescendo.
musique
3'43"
Il ne faut pas oublier les
pauses dans la voix aiguë :
musique
3'50"
Elles soulignent le caractère
dynamique et trépidant de l’accroissement qui, enfin, après 32 mesures de quiétude se
résout d’une façon aérienne, sans le sixième degré abaissé, qui suit d’un coup
uni, qui est souligné par le sforzando affirmatif à la basse,n et qui –
trois fois –, réapparaît dans le bref motif du thème conclusif.
Il me semble que le piano avant
le thème final et, consécutivement, dans les mesures 5 et 6 qui le précèdent,
est très important. En fait, la résolution dans la tonique de la bémol lieu cinq fois
durant les seize mesures avant la fin de l’exposition.
Mais Beethoven livre à notre sagacité diverses indices quant aux dynamiques. Les deux premières fois, un
simple piano, les deux fois suivantes, un piano avec un petit sforzando, et
seulement la dernière, cinquième fois, deux forte.
musique
5'14"
Les premières mesures du
développement ne semblent pas prédire son caractère dramatique. Mais déjà dans
les 5ème et la 6ème mesures la musique se tourne vers le thème secondaire, présentée dans la tonalité mineure, et à la basse, deux mesures du même passage viennent dramatiser ce développement qui, dans la sérénité de la bémol majeur, a à peine peu commencer.
musique
5'47"
Ici, je vous mets en garde
contre la confusion entre les notions de dramatisation et d’un renforcement dynamique. Presque toute le mouvement ici est dramatique, mais on y rencontre
le forte assez rarement. Ainsi, ces notions ne sont pas identiques. Il faut
donc faire particulièrement attention à cela.
Dans le développement, c’est le
thème secondaire qui prédomine. Il fait prendre en compte le fait qu’après les
trois premières répliques du thème secondaire à la basse, Beethoven
ne garde pas ce motif comme tel, mas le réduit, en en donnant une forme pour ainsi dire graphique, gestuelle.
Mais avec ce laconisme, il le souligne chaque fois à l’aide de
sforzando :
musique
6'51"
Dans la voix aiguë, il se
passe en même temps également une modification de la figure :
musique
7'08"
Elle passe quatre fois plus
lentement et elle est notée également chaque fois par un sforzando.
Il est intéressant qu’à la fin
du développement, Beethoven passe dans l’accompagnement des croches aux noirs, mais
c’est ici qu’il note pour la première fois le crescendo qui pour ainsi dire
remplace la disparition de la tension rythmique des croches :
musique
7'57"
Et enfin, la reprise. Les
thèmes principaux de la reprise et de l’exposition diffèrent l’un de l’autre
par leur caractère, malgré le fait que du point de vue formel, leur différence
n’est pas grande : l’accompagnement d’accord est sur les temps forts et
non pas sur les temps faibles, le diminuendo est absent à la fin de la phrase,
ainsi, elle acquiert un caractère plus ouvert et déterminé :
musique
8'35"
Et ensuite, toute la musique
qui suit, sonne dans la tonalité principale, si on ne prend pas en compte les
écarts non significatifs, ce qui donne à la reprise, à mon avis, un caractère
moins dramatique, plus équilibré comparativement à l’exposition du
développement. Ici, il faut prêter attention à l’harmonisation du quatre temps
avant l’apparition du thème secondaire. Cet endroit demande une attention
particulière de la part de l’interprète, une interprétation particulièrement
transparente, même un certain calando à la fin des quatre temps, parce que la
diminution du sa tierce (ré – ré bémol) a lieu au dernier moment avant le
commencement du thème secondaire et il faut donner du temps à l’oreille pour
l’entendre :
musique
9'33"
Le thème final, contrairement
à l’exposition, inclut non seulement ce matériau, mais tout le premier mouvement, c’est pourquoi Beethoven l’a un peu développé, mais, il me semble,
ici, qu'on n’a plus droit à la réflexion, tout doit être avoir un caractère de détermination et de simplicité jusqu’à la fin :
musique
10'12"
La principale difficulté
pianistique du second mouvement est dans le fait qu’il faut exécuter d’une
façon très précise et fine tous les traits, mais en même temps, sans une
pression particulière. Et, bien entendu, la difficulté est dans le caractère polyphonique
– dans un sens large du terme – de cette magnifique musique. J’attirerais une
attention particulière sur le rapport entre la basse et la mélodie. Il serait
bien de jouer de temps en temps cette partie sans les voix médium, ainsi, toute
la logique et le charme de la voix basse se mettra en relief. Le tempo doit être
lent, mais il ne doit pas perdre le sens de l'avancée de sorte que l'on puisse jouer les
valeurs les plus courtes sans précipitation, mais au mouvement.
L'exposition est
constitué de 16 mesures, où 4 mesures médianes sont construites à partir d’un
matériau musical différent, ainsi, il me semble que ces mesures doivent revêtir une
couleur un peu différente pour que le retour au thème principal crée une
impression de reprise et, donc, d’un achèvement de toute la période :
musique
12'29"
Il faut faire attention pour
ne pas déchiqueter l’épisode suivant en ré mineur. Beethoven l’a fait dans la musique même
sous forme de soit disant questions-réponses. L’interprète se borne souvent à
des forte et piano monotones. Mais chaque question et réponse doivent avoir leurs propres caractères :
musique
13'25"
Quand cette phrase est
prononcée pour la troisième fois, commence la modulation en do majeur, et il
faut prendre en compte le fait que là où apparaissent les triples croches, la
nouvelle musique ne commence pas encore. Ainsi, dès le début de cette phrase,
il faut prendre du souffle pour les six quantités suivantes et mener tout cela
jusqu’à la résolution définitive en do majeur :
musique
14'16"
Le groupe suivant est
construit sur le matériau musical nouveau, mais son but c’est uniquement la
consolidation du même do majeur, c’est pourquoi la dynamique ces quatre mesures doivent être soumises à cet horizon, elle ne doivent pas s’en défaire comme quelque chose
de nouveau :
musique
14'48"
Dans la quantité où réapparaît le si bémol – en signal de retour dans la tonalité principale – la couleur du
son à partir de la deuxième croche doit changer conformément à ce nouveau
contenu :
musique
15'28"
La deuxième fois, Beethoven présente
le thème principal à l’aide des triolets. Il me semble que cela indique le
caractère plus doux et badin que doit adopter l’interprétation. Ces triolets, surtout ceux où
à la place de la première note il y a un silence, courent, se rattrapant les
uns les autres. Il faut essayer de trouver un dessin de toute la ligne – sans
précipitation ni ralentissement – qui soit libre, et flexible, sans aide de la pédale :
musique
16'40"
Ensuite, Beethoven omet la grande section qui commençait en ré mineur, et il passe directement aux triples
croches, sans dévier de la tonalité principale. Comme toujours, cela diminue
l’énergie intérieure de ce matériau, lui donne le caractère d’une coda sereine, et l’interprète doit jouer cette musique en conséquence, jusqu’à la fin de la partie.
Le motif final à présent. Beethoven le répète
ici non pas deux mais trois fois. La reprise qui y
préparait avec le si bémol la transition dans le fa majeur… :
musique
17'40"
… sert ici à la consolidation
de l’impression finale :
musique
17'53"
Et c’est seulement ici que le ré bémol
timide brise d’une façon charmante cette omniprésence du fa majeur :
musique
18'00"
Avec les deux derniers
accords… :
musique
18'06"
…qui, au premier regard,
semblent en désaccord avec la facture de cette partie, Beethoven donne en réalité une
dernière touche finale laquelle, plusieurs années plus tard, sera reprise par
les deux premiers accords de l’adagio dans l'pus 106. Ce faisant, le dernier
point d’orgue sur le huitième silence nous rappelle que la musique ne se
termine pas avec l'exécution de la dernière note, celle-ci demeure, est encore
dans l’air, elle se dissout peu à peu et enfin disparaît. C’est seulement à ce
moment-là que l’interprète, et avec lui, le public, peuvent respirer librement.
Ce n’est plus un menuet du
type haydnien, il n’a ni la placidité, ni l'insouciance, ni la gaieté ou la bonhomie de
cette danse. Beethoven revient de nouveau au fa mineur et met dans cette musique une
angoisse cachée, une attente d’événements, qu’on entendra bientôt dans la finale
de la sonate.
Le thème du menuet a deux
parties… :
musique
19'23"
… et l’interprète est souvent
induit en erreur – quelle partie est donc plus active ? Souvent, du fait du
legato et de la ligne ascendante de la seconde moitié de ce motif, on a envie
d’y faire un petit crescendo. Mais je crois, au contraire, que la première partie du motif est
active, la seconde étant plus passive et calme :
musique
19'56"
Cela ne veut pas dire que le
début du motif doit être joué plus fort. Il ne doit pas être joué non plus avec
un staccato léger et gracieux, mais retenu et sobre.
De plus, j’attire votre
attention sur les indications piano et pianissimo dans ces figures :
musique
20'28"
Ne jouez pas le pianissimo
avant son temps, sinon vous vous privez de la possibilité de développer la
figure qui se répétera plusieurs fois.
La partie médium du menuet, avec son écoulement fluide et flexible des croches mélodiques, et une
transparence et une étonnante pureté de toute la facture, atténue pour quelque
temps la tension languissante des parties extrêmes avec leurs non-dits
angoissants, leurs motifs pleureurs, leur forte
inattendus au milieu de tout ce silence angoissant :
musique
21'21"
Le piano et le forte sur de
courts interlignes alternent, mais l’accompagnement en triolets donne à l’ensemble un mouvement ininterrompu. Le la bémol majeur momentané dans la 5ème
mesure… :
musique
21'50"
… qui, consécutivement, dans la
reprise, sonne non pas clairement, mais d’une façon plaintive, et disparaît
tout de suite ; le premier thème, directif et décidé, tout en augmentant
son énergie, se mue en un deuxième thème qui est complètement différent, plein de
confusion et d’angoisse, je dirais que par sa nervosité il annonce déjà le XIXème siècle romantique :
musique
22'24"
Il court, descendant de plus
en plus bas et, enfin, bouillonne quelque part dans les profondeurs des basses :
musique
22'31"
En voici que sur ce mouvement,
apparaît le troisième thème, triste et doux, précurseur de la partie medium de
la deuxième bagatelle de l'opus 33, ou de la partie centrale du scherzo de l'opus 106,
et de beaucoup de scherzos ou menuets de Schubert :
musique
23'00"
Mais ce n’est pas lui qui
termine l’exposition et la reprise, c’est le premier thème qui revient. Et, sur le forte, il conclut tout :
musique
23'20"
Après cela, l’épisode intermédiaire sonne d’une façon si claire, pure et calme, il est complètement différent du
point de vue musical. Ici, il ne faut pas oublier que la pédale peut servir uniquement aux fins de legato et de chaleur au son, mais pas pour donner une couleur humoristique.
Dans les accords qui
accompagnent la mélodie, la ligne de basse est plus importante que tous les
autres :
musique
24'03"
La transition de cet épisode
vers la reprise est remarquable. D’abord, deux motifs alternent : le motif
de l’épisode central et le premier thème qui sonne comme de loin :
musique
24'27"
Ensuite, on a l’impression que
le premier thème reste seul et, effectivement, c’est lui, mais en fait, par ses
accentuations, le sforzando dans la basse, la construction dans les ligatures,
c’est déjà le deuxième thème de l’allegro de sonate du finale :
musique
24'59"
Dans la reprise, le deuxième
thème est construit un peu différemment que dans l’exposition. Et il me semble
que cela dicte à l’interprète des phrasés différents dans les deux cas.
Là, où l’exposition à la
main gauche est plus complète et ample, le caractère est plus ouvert et
bouillonnant. Et l’inverse:
musique
25'36"
Et voici que le thème conclusif du finale entre de nouveau. Et bien que chez Beethoven il soit présenté d’une façon
quasi identique dans l’exposition et dans la reprise, l’interprète doit se
souvenir toujours que, comme disait Héraclite, personne ne s'est baigné deux fois
dans le même fleuve, car le fleuve n’est plus le même et la personne n’est plus
la même. Le même thème la première fois et la deuxième fois diffère de lui-même complètement du point de vue musical, parce qu’entre l’exposition et la
reprise, quelque chose s’est déjà passé :
42'33"
C’est une des plus claires et
gaies des sonates de Beethoven. Et si parfois l’humeur joviale s’assombrit, cette
tristesse est claire et légère comme un nuage blanc sur le ciel d’été.
Beethoven qui exprime des passions
grandioses, des réflexions philosophiques, d’une douleur titanesque, se révèle
ici plein d’un humour sans égal et d'une jubilation sonore assez rare.
Le matériau principal se
compose de deux thèmes opposés du point de vue de leur
caractère :
musique
43'22"
La première moitié est composée d'accords vifs, gais et de triolets malins qui leurs font écho :
musique
43'34"
Il faut équilibrer convenablement les
accords, pour qu’on entende tous les sons mediums, il ne faut pas prolonger
inutilement leur durée, ne pas friper les triolets, et il faut tenir tout cela
sur un axe rythmique ferme.
Par ailleurs, tous les triolets
similaires sous la ligature se jouent avec un petit appui doux sur le
commencement de la ligature.
Non pas de cette façon :
musique
44'00"
Mais comme ceci :
musique
44'05"
Avec un appui bien tangible sur
le temps fort dans les accords :
musique
44'14"
Cela crée tout de suite une
situation humoristique.
La seconde moitié de la
composition est une mélodie continue liée, qui comporte des ornements également
fluides et chantants. Elle s’élève et se fixe à l'octave supérieure :
musique
44'45"
Le legato n’est pas présent
uniquement dans la mélodie, mais également dans les accords, surtout dans la
voix de basse, ce qui est accessible à l’aide d’un doigté correspondant :
musique
45'06"
En ce qui concerne la pause
qui semble diviser les deux moitiés de la phrase, Beethoven reprend ici pour ainsi dire son souffle, mais il ne divise pas du tout cette musique en deux
parties.
D’abord sonne le
commencement :
musique
Ensuite, une tournure
harmonique qui est souligné par un petit sforzando :
45'22"
musique
45'29"
45'29"
Et voici qu'il semble que nous soyons en la mineur :
musique
45'35"
Mais non, Beethoven plaisante, nous ne
sommes point en la mineur mais en do majeur :
musique
45'43"
Enfin, nous sommes sur la voie
réglée, les doubles-croches se succèdent mesurées dans la basse, et la mélodie
les survole – ce n’est pas la meilleure mélodie de Beethoven, mais elle est à sa juste
place :
musique
46'07"
Sur le fortissimo, même les
doubles-croches dans la basse acquièrent un caractère mélodique :
musique
46'17"
Et de nouveau la musique est
douce mais pleine d’un humour malin qui est souligné par les petits sforzando
aigus sur les temps faibles de la quantité :
musique
46'36"
Ainsi, nous nous approchons
d’un nouveau thème, court et syncopé :
musique
46'46"
Beethoven le répète deux fois, et la
seconde fois, il le fait d’une façon qui fait terriblement peur, décoré par les
triples-croches, en mineur, et avec un fortissimo menaçant :
musique
47'04"
Mais il ne faut pas prendre
ces peurs au sérieux : voici qu’il enlève son masque qui fait peur :
musique
47'12"
Et de nouveau, nous sommes
parmi les syncopes joyeuses et les triolets gais :
musique
47'29"
Ici, l’auteur est
définitivement dans le thème final joyeux :
musique
47'48"
Trois octaves décisives
terminent l’exposition.
Dans le développement,
l’auteur devrait s’occuper du matériau de l’exposition. Mais il ne semble pas
être sérieux, il lui suffit les trois derniers sons qu’il répète avec
persistante, les transposant d’une tonalité à une autre et indiquant chaque
fois de nouveaux tons dynamiques :
musique
48'28"
Pourquoi fait-il cela ?
Pourquoi n’utilise-t-il pas toute la richesse du matériau musical de
l’exposition ? Il semble que cela soit dicté par le sens de mesure
étonnant de cet auteur ; Beethoven équilibre l’hétérogénéité et le caractère
différent de l’exposition par la monotonie de la facture de triolet de
l’accompagnement et le changement parcimonieux de thèmes dans le développement.
Même un épisode thématique
nouveau…
musique
48'59"
… est joué dans la même
manière et ainsi il donne à l’oreille la possibilité de se reposer de
différents changements de l’humeur de l’exposition. La tâche de l’interprète
est d’autant plus complexe. Car chaque nouvelle nuance dynamique, chaque
changement de tonalité – j’en ai compté sept dans ce développement – ont mille
diverses significations, et l’interprète doit en choisir ceux qui marieraient
d’une façon naturelle et avec la musique, et avec la personnalité de
l’interprète. Il faut donc créer sa propre partition individuelle pour chaque
œuvre interprétée.
Juste avant la reprise
apparaît son double en ré majeur :
musique
50'02"
Ici nous sommes devant une
tâche difficile, car Beethoven n’a pas encore trouvé en ré majeur une vraie reprise, il
s’est perdu et s’est trouvé dans une tonalité lointaine. Et c’est ce sentiment
d’imprécision, du « comment faire maintenant », doit être rendu par
la musique.
Mais voici enfin le voie vers
le fa majeur est trouvée :
musique
50'33"
Le pianissimo sonne d’une
façon tendue, les silences sonnent d’une façon tendue, ils ont en eux une attente
impatiente de la reprise :
musique
50'43"
Mais avec quelle délectation
après de longs vagabondages de replonger dans le fa major. Ainsi il paraît ici
plus rempli, plus « fa major » que dans l’exposition. Mais si là
toutes les péripéties sont nouvelles et inattendues, ici, il me semble, elles
perdent leur acuité et acquièrent d’autres traits, elles sont amples, plus
mûres. Et cela, malgré le fait que la reprise du point de vue formel ne diffère
pas tant que cela de l’exposition.
Mais c’est la loi de la nature
qui n’a pas deux choses identiques.
Vous direz, d’accord, mais si
c’est la loi, mon attitude vers la reprise ne change rien, elle sera toujours
différente de l’exposition. C’est vrai, mais il serait bien que tout soit dans
les mains de l’interprète qui maîtriserait le matériau et qui maîtriserait chaque changement et développement, et non vice versa. Pour que l’interprète,
ayant compris le fond, le fasse comprendre à l’auditeur, pour que ce dernier
puisse le comprendre et le savourer à son tour.
La vague stricte, unisson
émerge lentement des profondeurs du fa mineur. Et comme si elle avait eu une
impulsion invisible, elle se diverse avec douceur dans tous les sens, devenant
un major serein :
musique
52'26"
Pour qu’on puisse rendre ce
phénomène du point de vue pianistique, il serait bien d’utiliser le potentiel
coloristique de la pédale. Ici, c’est une sonorité sévère, mystérieuse, sans
pédale :
musique
52'43"
Et ici, apparaît l’harmonie,
et avec elle, la pédale :
musique
52'51"
Ensuite, la mélodie se
développe d’une façon imitative, s’élevant vers le haut, sans forcer la
sonorité. Sforzando se rapporterait aux deux voix aiguës, soulignant chaque
fois le commencement de ces voix :
musique
53'17"
Ces voix sonnent de plus en
plus plaintivement, mais la culmination de la plainte sera d’ici six quantités,
où de part le caractère de la mélodie, du retenu, de l’harmonie et du rythme,
elle acquiert sa forme pour ainsi dire classique :
musique
53'44"
Et voici qu’entre le ré bémol majeur,
magnifique et divin, lumineux,
majestueux et calme même dans ses petites notes et décorations :
musique
54'16"
Néanmoins Beethoven trouve ce thème
apollinien trop idéal, et à sa première répétition il modifie brusquement
la basse, en la transformant à l’aide des syncopes, du sforzando et des croches
courantes à un facteur d’angoisse tâchant de briser le calme du thème :
musique
54'55"
Mais non, il n’y arrive pas. Il
se termine d’une façon aussi calme et majestueuse comme au commencement :
musique
55'13"
Et ensuite, sur le même son de ré bémol, sans participation aucune de l’harmonie s’opère la transition
insensible en fa mineur. L’interprète peut le rendre au moyen du phrasé, mais cela sera plus simple si l'on entend mentalement, sous le ré bémol, l’harmonie
correspondante :
musique
54'42"
Fa mineur apparaît de nouveau,
mais il est légèrement altéré grâce à la fragmentation des voix qui
accompagnent ce thème :
musique
56'03"
D’où cela vient-il ?
Peut-être d’un élément rebelle de la voix medium ? Peut-être. Car en
musique, comme en tout autre art, une loi est appliquée, que Tchekhov a décrite
d’une manière imagée : si dans le premier acte, sur la scène est accroché
un fusil, dans le troisième acte, on tirera.
Si on peut créer à l’aide des
moyens musicaux un hymne au rire, il me semble que Beethoven l’ait fait dans la finale
de cette 6e Sonate.
Il y a beaucoup de finales
joyeux chez lui, mais de tous, sans doute, c’est celui-ci que l'on peut comparer au Rondo alla ingharese quasi un
capriccio en sol majeur, opus 129 que le compositeur a écrit vers la fin de sa vie.
Les principales difficultés pianistiques de ce mouvement sont la fermeté et la netteté du
tempo, l’égalité des doubles croches et des croches. Le tempo rapide doit
être rapide seulement dans la mesure où l'on peut entendre chaque détail de cette
œuvre qui est pleine de santé et de vie. Elle est écrite dans la manière
orchestrale polyphonique, de partout on entend des instruments de l’orchestre
symphonique, et on perçoit toutes les voix d’une façon plus significative et
importante qu’un simple accompagnement. Les notes longues jouent dans cette
musique – riante, gloussante, rigolant, ricanante– un rôle humoristique
particulier. Ici, elles répètent d’une façon bornée le même son :
musique
57'53"
Beethoven les utilise pour faire une
grande amplification orchestrale, donnant à chaque d’entre elles une impulsion,
un sforzando, en passant des instruments unitaires aux groupes de plus en plus
grands, et en terminant par un puissant tutti :
58'26"
Quand on joue ou quand on écoute cette musique, on se souvient des images toujours jeunes de Till l'Espiègle, de Vassili Terkine, de Colas Brugnon, de Josef Švejk, tous ceux qui malgré les collisions dramatiques de la vie,
ont gardé leur jeunesse, leur humanisme et leur force morale."
le petit concertorialiste by Théo Bélaud est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France.