© Jean Radel |
- Bartók, Nénie, op. 9/4 - Liszt, Aux Cyprès de la Ville d'Este (3e Année de Pélerinage, n°2) - Messiaen, Le Traquet Stapazin (Catalogue d'Oiseaux, 2e livre, n°4) - Liszt, La Vallée d'Obermann (1e Année de Pélerinage) - Liszt, Les Jeux d'eau de la Villa d'Este (3e Année de Pélerinage, n°4) - Ravel, Miroirs
- Pierre-Laurent Aimard, piano
Pierre-Laurent Aimard est l'un des trois pianistes français que j'ai le plus écoutés, du moins en concert (cette fois-ci était je crois la sixième). Aucun hasard là-dedans : les deux autres sont Nicholas Angelich (à au moins sept reprises, et sur sept ans) et Lise de la Salle (cinq fois). Les trois plus valables - au sens de l'anglicisme -, donc, Ciccolini étant depuis longtemps hors-concours. Enfin, les deux plus valables après elle. Il y a plus en commun qu'on ne le croit entre Aimard et Angelich. Principalement, la possession d'un rapport physique personnel à l'instrument, qui les distingue de la masse scolaire ou bêtement excentrique de leurs compatriotes. Ensuite, la caractéristique de pouvoir se montrer remarquable à un point quasi transcendant autant que de faire des sorties presque aussi navrantes que la lie de leur instrument. Quand on rentre dans le détail, il y a au moins un compositeur que tous deux défendent avec les honneurs (même si l'on est à une ou deux années-lumière de ce qui est vraiment grand) : Schumann. Ils sont également satisfaisants dans la musique française, et partagent aussi d'appréciables qualités de chambristes. Chacun a déjà réussi au moins une fois à m'emmener presque aussi loin que des pianistes de dimension très supérieure : Aimard dans Bach et Angelich dans Liszt. Enfin, l'expérience répétée montre qu'il y a des répertoires dans lesquels l'un ou l'autre est à fuir en courant : Mozart pour Aimard, Rachmaninov pour Angelich.
Pas de Mozart ni de Bach pour cette sortie au TCE - un TCE plus que clairsemé, malheureusement : cela fait doucement sourire quant on sait qu'il affiche complet à chaque récital de Tharaud. L'ennui, si l'on commence par la fin, était toutefois qu'Aimard ne s'est pas montré à la hauteur de sa réputation, et s'est plutôt abaissé à un niveau tharaudesque dans ses Miroirs, qui ne donnaient pas franchement envie d'acheter son dernier enregistrement. Sans doute serait-ce dommage, pour les concertos avec un Boulez paraît-il éblouissant à la tête de Cleveland. Mais ces Miroirs-là font un peu mal aux oreilles après la leçon d'intimisme et de suggestion donnée par Madzar au Théâtre de la Ville le week-end précédent. J'y ai cru un peu au début, compte-tenu de la qualité de ce qui avait précédé : Noctuelles et Oiseaux Tristes présentaient certaines qualités de caractérisations de structures dont Madzar se dispensait la plupart du temps. Mais les carences en legato et en aisance de la conduite harmonique deviennent peu à peu rédhibitoires dans Une barque sur l'océan, et c'est ensuite un naufrage qu'Alborada : une avalanche de duretés et d'accents non contrôlés, un magma prosaïque propre à donner beaucoup de crédit au point de vue méprisant à l'égard de cette pièce - musique de bordel. Impossible d'écouter sérieusement (en prenant au sérieux, en somme) la Vallée des cloches. Au moins a-t-on échappé au pensum esthétisant, mais au prix d'un inesthétisme fâcheux... Et ici, "an", c'est bien, "in", c'est plus ennuyeux.
Rien de ce qu'Aimard avait proposé auparavant n'avait vraiment préparé à cette sorte d'autodestruction soudaine, de conclusion en queue de poisson après avoir suivi une route relativement droite. D'autant que, comme toujours ou du moins souvent avec lui, il n'y aura eu aucun rappel. Peut-être du fait de la conception deux fois monolithique du programme, dont les deux parties étaient jouées sans applaudissements entre les pièces. Les pièces étant, à l'exception des Miroirs, toutes extraites de cycles plus vastes, cela a une certaine logique. La soirée était ouverte de fort belle manière avec la quatrième des quatre esquisses de Bartók (Nénies ? Le terme anglais de Dirges - qu'on pourrait traduire vaguement par "complainte funèbre" - semble plus intéressant, mais bien que ce soit un dérivé du latin, il semble qu'il ne soit pas toléré en français... une curiosité à creuser). Une œuvre rarissime au concert, qui quoique exactement contemporaine de Pour les Enfants (1908-19091), est d'un ésotérisme certain par son caractère aphoristique et son intrigante indétermination tonale - en grande partie liée à une marque de fabrique qu'on retrouve en réalité dans les pièces pédagogiques : les sous-entendus harmoniques dans le dépouillement, dont Kurtág a su admirablement creuser le sillon. Ci-dessus, la dernière des trois pages. La concentration et l'enjeu mis par Aimard dans son exécution ont fait regretter qu'il n'offre l'opus 9 entier - tout de même, nous n'étions pas à cinq minutes près ?
C'est aussi un lien sans doute parmi les plus évidents avec le dernier Liszt mystique, même si Aimard n'a pas choisi loin s'en faut, d'y enchaîner les pages les plus confidentielles de ce dernier. Bien plutôt les plus célèbres des première et troisième années de pèlerinage, que l'on attendait non sans crainte compte tenu des standards pianistiques normant leur écoute. Le résultat est honorable dans les Cyprès de la Villa d'Este, un peu moins dans les Jeux d'Eau ouvrant la seconde partie (dans un clin d'œil introductif à Ravel un peu cul-culturel et donc grossier sur les bords...). Mais c'est surtout à partir de, et sur la lancée du répertoire où il est roi (Messiaen, où il était déjà admirable dans ses Oiseaux Exotiques il y a deux ans avec Benjamin, dont il avait superbement créé le concerto ensuite), qu'Aimard parviendra à libérer ce feu sacré un peu naïf, animal et instinctif, qui fait de lui un interprète attachant - pour l'engagement, mais surtout pour l'intelligence qui refuse le psychologisme. Quelle étonnante et intense Vallée d'Oberman, convaincante jusque dans ses approximations aux traits d'octaves les plus virtuoses, pourtant toujours joués en privilégiant l'avancée expressive et la plénitude du son - ce qui n'a rien d'évident chez un pianiste dont les fondamentaux techniques sont aussi... disons, bizarres : ils devraient détimbrer, zinguer tout le temps, mais cela dépend manifestement de son degré d'inspiration du moment.
De très loin le plus beau moment de ce récital inabouti mais vivant et sincère, en particulier si l'on porte la loupe sur le récitatif de la Vallée, et plus encore sur la gravité magnifique, poignante, du dernier énoncé du thème majeur (ci-dessus). Pour cela surtout, le Ravel est pardonné. Mais Aimard est un pianiste à qui, de façon générale, je pardonne beaucoup pour ne retenir que le meilleur. Une vallée aura englouti l'autre, en somme.
Pas de Mozart ni de Bach pour cette sortie au TCE - un TCE plus que clairsemé, malheureusement : cela fait doucement sourire quant on sait qu'il affiche complet à chaque récital de Tharaud. L'ennui, si l'on commence par la fin, était toutefois qu'Aimard ne s'est pas montré à la hauteur de sa réputation, et s'est plutôt abaissé à un niveau tharaudesque dans ses Miroirs, qui ne donnaient pas franchement envie d'acheter son dernier enregistrement. Sans doute serait-ce dommage, pour les concertos avec un Boulez paraît-il éblouissant à la tête de Cleveland. Mais ces Miroirs-là font un peu mal aux oreilles après la leçon d'intimisme et de suggestion donnée par Madzar au Théâtre de la Ville le week-end précédent. J'y ai cru un peu au début, compte-tenu de la qualité de ce qui avait précédé : Noctuelles et Oiseaux Tristes présentaient certaines qualités de caractérisations de structures dont Madzar se dispensait la plupart du temps. Mais les carences en legato et en aisance de la conduite harmonique deviennent peu à peu rédhibitoires dans Une barque sur l'océan, et c'est ensuite un naufrage qu'Alborada : une avalanche de duretés et d'accents non contrôlés, un magma prosaïque propre à donner beaucoup de crédit au point de vue méprisant à l'égard de cette pièce - musique de bordel. Impossible d'écouter sérieusement (en prenant au sérieux, en somme) la Vallée des cloches. Au moins a-t-on échappé au pensum esthétisant, mais au prix d'un inesthétisme fâcheux... Et ici, "an", c'est bien, "in", c'est plus ennuyeux.
Rien de ce qu'Aimard avait proposé auparavant n'avait vraiment préparé à cette sorte d'autodestruction soudaine, de conclusion en queue de poisson après avoir suivi une route relativement droite. D'autant que, comme toujours ou du moins souvent avec lui, il n'y aura eu aucun rappel. Peut-être du fait de la conception deux fois monolithique du programme, dont les deux parties étaient jouées sans applaudissements entre les pièces. Les pièces étant, à l'exception des Miroirs, toutes extraites de cycles plus vastes, cela a une certaine logique. La soirée était ouverte de fort belle manière avec la quatrième des quatre esquisses de Bartók (Nénies ? Le terme anglais de Dirges - qu'on pourrait traduire vaguement par "complainte funèbre" - semble plus intéressant, mais bien que ce soit un dérivé du latin, il semble qu'il ne soit pas toléré en français... une curiosité à creuser). Une œuvre rarissime au concert, qui quoique exactement contemporaine de Pour les Enfants (1908-19091), est d'un ésotérisme certain par son caractère aphoristique et son intrigante indétermination tonale - en grande partie liée à une marque de fabrique qu'on retrouve en réalité dans les pièces pédagogiques : les sous-entendus harmoniques dans le dépouillement, dont Kurtág a su admirablement creuser le sillon. Ci-dessus, la dernière des trois pages. La concentration et l'enjeu mis par Aimard dans son exécution ont fait regretter qu'il n'offre l'opus 9 entier - tout de même, nous n'étions pas à cinq minutes près ?
C'est aussi un lien sans doute parmi les plus évidents avec le dernier Liszt mystique, même si Aimard n'a pas choisi loin s'en faut, d'y enchaîner les pages les plus confidentielles de ce dernier. Bien plutôt les plus célèbres des première et troisième années de pèlerinage, que l'on attendait non sans crainte compte tenu des standards pianistiques normant leur écoute. Le résultat est honorable dans les Cyprès de la Villa d'Este, un peu moins dans les Jeux d'Eau ouvrant la seconde partie (dans un clin d'œil introductif à Ravel un peu cul-culturel et donc grossier sur les bords...). Mais c'est surtout à partir de, et sur la lancée du répertoire où il est roi (Messiaen, où il était déjà admirable dans ses Oiseaux Exotiques il y a deux ans avec Benjamin, dont il avait superbement créé le concerto ensuite), qu'Aimard parviendra à libérer ce feu sacré un peu naïf, animal et instinctif, qui fait de lui un interprète attachant - pour l'engagement, mais surtout pour l'intelligence qui refuse le psychologisme. Quelle étonnante et intense Vallée d'Oberman, convaincante jusque dans ses approximations aux traits d'octaves les plus virtuoses, pourtant toujours joués en privilégiant l'avancée expressive et la plénitude du son - ce qui n'a rien d'évident chez un pianiste dont les fondamentaux techniques sont aussi... disons, bizarres : ils devraient détimbrer, zinguer tout le temps, mais cela dépend manifestement de son degré d'inspiration du moment.
De très loin le plus beau moment de ce récital inabouti mais vivant et sincère, en particulier si l'on porte la loupe sur le récitatif de la Vallée, et plus encore sur la gravité magnifique, poignante, du dernier énoncé du thème majeur (ci-dessus). Pour cela surtout, le Ravel est pardonné. Mais Aimard est un pianiste à qui, de façon générale, je pardonne beaucoup pour ne retenir que le meilleur. Une vallée aura englouti l'autre, en somme.
Théo Bélaud
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