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- Londres, Southbank Centre, Royal Festival Hall, le jeudi 10 février 2011
- Bartók, Les Neufs Cerfs Ensorcelés, Canta Profana, Sz. 94 ; Musique pour Cordes, Percussions et Célesta, Sz. 106 - Stravinsky, Le Sacre du Printemps
- Attila Fekete, ténor
- Alexandru Agache, basse
- Philharmonia Voices
- Coro Gulbenkian
- Philharmonia Orchestra
- Esa-Pekka Salonen, direction
Se tenait au Festival Hall le second concert du cycle "Infernal Dances" consacré par Salonen à Bartók, à cheval sur les millésimes 2010-11 et 2011-12, et qui fait suite à la série dédiée à la Seconde école de Vienne - dont le point d'orgue avait été un sensationnel Wozzeck, passé par le TCE en 2009. Selon la même logique, Le Prince des Bois et Le Château de Barbe-Bleue clôtureront cette séquence finno-ougrienne, pour s'inscrire dans la tournée du Philharmonia et de son directeur dont Paris a été privé cette année (Présences ne pouvait d'autant mieux tomber). Ce sera donc le Château pour le TCE, le 15 novembre, qui sera précédé de la Musique pour cordes (MCPC). Je vais être brutal et direct, puisqu'il s'agit de Salonen, ce héros, conjointement le Bernstein et le Boulez de notre génération puisqu'il cumule grosso modo le meilleur des deux, ce qui fait beaucoup de meilleur. Donc, ayant d'abord déterminé les dates de mon séjour londonien pour ce seul concert, j'attendais une MCPC poignante, irrespirable, inoubliable, et ce n'est pas arrivé, loin s'en faut. Je crois raisonnable de dire que ce n'est que peu la faute de Salonen. Ce n'est pas d'hier que date mon impression que les cordes du Philharmonia, exactement à l'inverse de la réputation de cet orchestre, ne sont pas de la qualité (et plus précisément de l'homogénéité) des autres orchestres londoniens. Leur engagement sous la baguette de Salonen ne se dément jamais, ce qui était le cas lors de leurs deux derniers concerts parisiens. Mais ce qui fonctionnait dans Wozzeck, porté à la fois par un orchestre sous acide, en complète fusion, et par une direction qu'il était faible de qualifier de transcendante, ne marche plus vraiment sans les bois et les cuivres ; et d'autant moins que le degré de division des pupitres de la MCPC complique encore plus la tâche. Ce n'est pas Bartók qui semble poser problème à Salonen : le problème était exactement le même il y a deux ans dans La Nuit Transfigurée : le geste, la conduite, la narration étaient sublimes, l'intensité de jeu au diapason de cela, mais le son et la cohésion instrumentale perfectible et parfois prosaïques.
Le 10 février au Royal Festival Hall © The Guardian |
Grosso modo, le schéma est identique dans cette MPCP, qui commence bien, très bien même, ce qui est bien la marque d'un grand chef, maitre de la tension à long terme et magicien du pianissimo. Le III aura davantage frustré d'émotion mais présentait la même tenue suspendue, sur le bout des lèvres. Ce sont plutôt les mouvements pairs - contredisant la représentation simpliste d'un Salonen précieux d'abord dans la virtuosité - qui souffrent des limites des violons, limites d'un genre assez particulier. Selon le critère, normalement décisif, du degré d'engagement des derniers pupitres par rapport aux premiers, le Philharmonia est bien un orchestre de l'élite internationale : le problème réside plutôt dans les différences entre ce qui résulte de cet engagement - notes de fin de phrases désunies, coups d'archets certes synchrones mais souple à un pupitre et raide à un autre, voire instruments trop hétérogènes en qualité, tout cela créant trop de scories dans la cohésion sonore. L'énergie déployée par Salonen donne le change avec ce jeu à la hussarde, parfois de façon spectaculaire et enthousiasmante (le glissando récapitulatif, et la conclusion du II), mais dans chaque traitement du thème du finale, par exemple, les violons privés des repères ordinaires par la disposition propre à la MCPC accusent trop sensiblement leur manque de classe individuelle.
A leur décharge, le Festival Hall n'est sûrement pas l'endroit rêvé pour jouer la MCPC : la salle est gigantesque, plutôt sèche, démesurément large, et même l'éclairage dru est défavorable à l'intimité d'écoute et à la chaleur perçue des cordes. Quoiqu'il en soit, voilà encore un peu d'eau apportée au moulin de ceux qui fantasment le jour où Salonen daignera prendre la direction du Philharmonique de Radio-France : lequel, sous sa baguette à tout le moins, ne présente pas du tout ces limites fâcheuses - je ne peux quand même pas aller critiquer des concerts chez les Bretons sans faire de chauvinisme éhonté.
Dommage, car cette partie Bartók avait débuté sous les meilleurs auspices, avec la trop rare, impérieuse et hautaine Cantate Profane. Le Philharmonia au complet s'y montrait irréprochable, et Salonen, qui s'y entend comme peu d'autres ou aucun pour faire respirer ensemble solistes, chœurs et orchestre offre ici une leçon d'architecture narrative : l'arche est splendide, et déployée comme telle suffit à projeter exactement ce qu'on espère d'une page magistrale trop peu entendue. On peut certes émettre des réserves sur la prestation ambivalente du jeune ténor Attila Fekete, fils tour à tour effrayé et halluciné ou brutal et insolent : son appropriation du "rôle" est impressionnante, la voix un peu moins, sinon dans la projection ; mais c'est peu dire que le timbre ne flatte pas l'oreille. Naturellement, il est défendable de penser que c'est le contraire d'un ténor puccinien qu'il faut ici, et que c'est exactement la voix qu'il faut, pour cette raison là. La prestation d'Alexandru Agache, quoiqu'un peu en-dedans parfois, est nettement plus consensuelle, et celle du Coro Gulbenkian augmenté des Philharmonia Voices absolument consensuelle - même s'il est partie du bon pour s'élever progressivement à l'exceptionnel : mais l'une des raisons, sinon la raison principale de la rareté de cette pièce au concert n'est-elle l'extrême difficulté de sa partie chorale ? Sous cette baguette qui une semaine plus tôt illuminait d'évidence le Requiem de Ligeti à Paris, cette donnée pouvait presque s'oublier. Au passage, il était passionnant de découvrir au concert la colinda (chant de Noël) des neuf cerfs ensorcelés quelques mois avec la création française d'une autre colinda(-balada), très proche de style, d'effectif et de climat, celle de Kurtág.
On va écouter le Sacre par Salonen comme on va écouter Chopin ou Boulez par Pollini, Wagner par Boulez, Bartók par Ránki , Chostakovitch par les Borodin, etc. Pas comme à la messe - c'est là une autre catégorie et je ne donnerai pas de nom. Non, en attendant quelque chose de nouveau, quelque chose de dangereux, d'incertain : qu'il se passe quelque chose qui ouvre des portes insoupçonnées. On parle ici d'artistes qui savent franchir des limites, poser des jalons nouveaux et en chercher encore dans d'autres directions. Quand on revient toujours à un compositeur voire à une œuvre depuis vingt, trente ou quarante ans, comment continuer à y vivre, autrement ? Salonen a enregistré son premier Sacre il y a 22 ans, avec ce même Philharmonia auquel il revient aussi toujours depuis 27 ans. Depuis lors c'est peu dire que, sans rien céder aux exigences formelles et virtuoses, le geste, l'attitude face à l'œuvre, la vision ont évolué. D'abord une remarque pouvant paraître superficielle : si l'on se revoit la vidéo (un temps intégrale, dont il ne subsiste que la Danse sacrale, ci-dessous)) du Sacre ayant inauguré le Walt Disney Hall de L.A., l'investissement physique de Salonen s'est beaucoup atténué, suivant la pente d'assagissement, de renoncement à une direction control-freak qu'il s'est lui-même imposé - selon ses propres écrits pour Présences. Le pantin désarticulé à la précision surnaturelle a laissé beaucoup de place à un démiurge davantage concentré sur une forme de progressivité de l'exécution.
Et justement, les premières minutes surprennent, et peuvent décevoir les attentes d'une demi-heure intégralement orgiaque et catharsique. Certes, on retrouve ici le Philharmonia avec tous ses points forts : bois et cuivres, notamment les clarinettes, bassons et trombones. Sur les pages allant de l'introduction au début des Rondes printanières, je peux même comprendre le point de vue des Londoniens qui ont préféré à ce concert... le Sacre de Gatti aux derniers Proms (que j'ai entendu à la radio et qui était aussi bon, voire plus sauvage et conduit que celui déjà excellent donné en 2008). Après tout, le National à son tout meilleur n'est pas très inférieur au Philharmonia standard. Et si là encore la motivation des musiciens n'était guère attaquable, j'espérais cependant dans l'introduction (qui est décidément la section la plus discriminante de l'œuvre) plus de transparence et d'intensité dans la petite harmonie - sur ces seules pages, au concert, mon souvenir de l'introduction irréelle de Temirkanov et Petersbourg reste insurpassé. Mais en faisant abstraction de toutes les exécutions, de Salonen et des autres, présentes à l'oreille, il reste l'intéressant, qui est la manière d'en garder sous la pédale le plus longtemps possible dans la première partie, et de mettre les gaz aussi progressivement que possible. Trois moments le symbolisent : dans l'ordre, d'abord l'attaque des Augures printaniers (Danse des adolescentes), dense à souhait mais au tempo et à la dynamique très raisonnables, et surtout dont les accents irréguliers sont traités sans l'ajout de rudesse primitive habituel ; ensuite, la progression menant au Jeu du rapt et sa géniale pédale de cuivres et de trémolos (début de l'extrait de répétition avec le Phiharmonia ci-dessous), dans laquelle le crescendo reste très contrôlé jusque sur la pédale elle-même, qui constitue très souvent, y compris dans les interprétations connues de Salonen, le premier climax du Sacre : ce n'est pas le cas ici, Salonen préférant ménager une grande marge de progression en dynamiques après la pédale, c'est-à-dire pour les bois (qui s'en chargent bien) ; enfin, cette progression à très long terme prend tout son sens et trouve sa résolution à l'issue de la la première partie des Rondes printanières, conclue avec une rare bestialité - et le moins que l'on puisse dire est que les cuivres, eux, sont très à l'aise dans le Festival Hall.
C'est donc là que le frisson tant attendu commence, en satisfaisant amplement mes espérances : le vivo des Rondes (54-56) est tout simplement tétanisant, par la précision mécanique et logique, imparable, et la force brute, colossale. La suite se juche sur ce premier sommet, peu ou prou : l'empilement du Cortège du Sage, en particulier, hurle méchamment à la mort, et ça, c'est bon, voyez-vous. La Danse de la Terre est attaquée de façon un peu précipitée (ce qui est rassurant : il n'y a donc pas que les ados du CNSM qui éjaculent précocement sur les grosses caisses), mais est magistralement conduite à son terme ensuite. Et quel terme ! Comme sans doute bien des auditeurs dans la salle, et en tout cas d'autres ayant entendu le concert à la radio, j'ai cru à un raté, comme si les cuivres (hormis les cors) étaient arrivés au bout de la course effrénée avec une croche de retard, d'où ce saisissant effet de tâche graisseuse dépassant du couperet final. Ma culture discographique et ma jeunesse sont très possiblement en cause, mais je ne crois vraiment pas qu'il y ait beaucoup d'interprètes du Sacre pensant à faire respecter à la lettre la barbarie de cette ultime mesure de la première partie, qui consiste précisément à tenir la fin de la montée par tons (bassons, tubas, violoncelles) au-delà de l'arrêt de l'accompagnement. Je mentirais, bien sûr, en disant avoir trouvé la chose géniale dans l'instant : mais en rentrant à l'hôtel, c'était une belle surprise qui m'attendait au milieu de mon conducteur.
La seconde partie suggère, plus encore que la première, la phase (ré)expérimentale dans laquelle se trouverait Salonen vis-à-vis de son œuvre fétiche. Curieux mélange de décantation confinant volontairement à l'abstraction et de figuration violente, à la limite de l'outrance. Pour la première je pense naturellement à l'introduction et aux Cercles mystérieux, surtout à l'introduction en fait, impressionnante de densité, de profondeur de respiration. On oublie la fragilité des violons dans le suraigu, pour mieux retenir l'hallucinant pianissimo des deux trompettes bouchées (84-87), qui m'a fait croire un instant que Salonen en avait caché deux en coulisse, alors qu'elles étaient bien là, presque en face de moi qui me trouvais dans le premier bloc de parterre. Les trompettes qui réussissent aussi parfaitement leur progression vers la Glorification de l'Elue, dans une accélération magistralement conduite par Salonen : à l'entame de la Glorification les cordes démontrent qu'à défaut de finesse elles savent donner à soixante le même coup d'archet sauvage, et cela s'entend - et il n'est pas si courant de même deviner les cordes quand un gros timbalier musclé tape comme un sourd ses onze coups. L'Evocation des Ancêtres bénéficie de bois, et à nouveau de timbales survoltés ; l'Action rituelle est quant à elle le théâtre d'une action parmi les plus osées qu'ait proposé Salonen dans le Sacre : la récapitulation du thème des cuivres (à 138) est prise environ une fois et demi plus lentement que toutes les occurrences précédentes, accentuant à l'envie la dimension cataclysmiquement hideuse Salonen usait déjà de ce procédé à Los Angeles, mais il semble que plus les années passent, plus il ressente le besoin d'alanguir ce passage. C'est contestable dans l'esprit - on touche à une certaine forme d'extrême vulgarité - et dans la lettre - car au fond, ce tempo est à peine plus lent que celui indiqué (la noire à 52), mais comme à peu près tout le monde, Salonen part plus vite. Oui, mais c'est aussi très jouissif. La Danse sacrale a failli l'être autant, menée sans aucune concession à la sècheresse exhibant l'exactitude : c'est exact, mais gras, sexuel, odorant, animal, durant vingt-cinq pages sur les trente-et-une que compte la Danse. L'ultime second souffle a manqué : aux cordes, et peut-être à Salonen, peu interventionniste ici, et que l'on dit fatigué par l'enchâssement d'une tournée du Philharmonia avec les concerts Présences.
Coda en légère queue de lapin, donc, qui n'aura pas empêché l'impressionnant déchainement d'enthousiasme du Royal Festival Hall, à moitié debout, et pourtant peu attentif et réceptif à la partie Bartók... Il est cependant depuis peu avéré que les groupies parisiennes d'Esa-Pekka hurlent plus fort que les petites anglaises, et aussi qu'elles sont plus jolies. Et aussi que notre Philhar' à nous est meilleur que le leur, et aussi qu'on mange mieux chez nous, et aussi que... Bref. So let's jump to the conclusion.
Théo Bélaud
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