Leonskaja joue Schubert - morales du grand siècle

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- Paris, Amphithéâtre de l'Opéra Bastille, le mercredi 1er juin 2011

- Schubert, Allegretto en ut mineur, D. 915 ; Sonate n°13 en la majeur, D. 664 ; Wandererfantasie, D. 760 ; Sonate n°20 en la majeur, D. 959

- Elisabeth Leonskaja, piano



Comme il m'est déjà arrivé de le suggérer, il y a beaucoup de traits partagés par Elisabeth Leonskaja et Maurizio Pollini - j'ai même dû un jour, au sortir d'un concert, parler de la première comme de la Pollini féminine. Le rapport au répertoire, la relation philosophique à l'héritage musical et à la modernité ne sont, il est vrai, pas du tout de même nature chez l'une et chez l'autre.

Mais justement, si les musiciens, ceux-là du moins, devaient être philosophes, il seraient des moralistes, espèce dont l'époque devrait le plus ressentir la nécessité - je parle de moralistes philosophes, à leur corps défendant ou non, c'est-à-dire de moralistes violentant la relation de leurs contemporains aux facilités, aux hypocrisies, aux représentations malhonnêtes de leurs langues. Ceux du XVIIe siècle français ou de la crise viennoise. Au bout d'une époque, la nôtre, où le cœur de la tradition musicale occidentale, le classicisme germanique, n'a jamais été aussi maltraité par le parasitage culturel et autres impostures de la raison, des musiciens comme Leonskaja et Pollini agissent pareillement, tout en n'étant pas nécessairement les pianistes les plus géniaux de leur génération commune, comme des anticorps contre la maladie amorale de la dite époque.

S'il y a un grand siècle de la musique, en ce sens-là d'une pureté originelle, d'une virginité des représentations de l'esprit épris de fausse profondeur, il faut sans doute le situer en amont d'un romantisme où commencent à se faire sentir, en dépit de l'existence de génies féconds, comme on le sentait déjà dans la Vienne du début du siècle passé, les affres des coups de boutoirs psycho-littéraires dans la musique, et de la névrose collective dans la tradition allemande. Un siècle qui n'en serait pas un, commencerait avec l'avènement des Bach, Haendel et Scarlatti de la maturité et se finirait avec Schubert et les derniers quatuors de Beethoven. 1730-1830, voilà notre grand siècle de la musique. Ses deux premiers tiers sont viciés par le versant historiciste de l'amoralisme d'une époque qui ne parle plus de périodes qu'avec des "post" préfixés (on attend la suffixation). Son dernier tiers l'est à peine moins et souffre de surcroît de l'effet rétroactif de l'inflation de représentations muséifiées et psychologisées à outrance.

Dans Beethoven et Schubert, c'est contre ce nihilisme bourgeois que se dressent des interprétations de concert telles que proposées par Leonskaja et Pollini. Celle qui nous intéresse ici avait déjà signé une exécution profondément touchante par sa simplicité et son immédiateté des trois dernières sonates de Beethoven cette saison. Et ses sonates D. 845 et 850 dans le même Amphithéâtre Bastille l'an passé avaient vraiment donné à entendre la plus grande Leonskaja, pianiste traversée au plus près d'un iédal de passivité, montrant son refus magnifique, radical, de l'interprétation comme expression de soi, portée par son tout meilleur piano, ou à peu près.

Pour le cru de cette année, j'ai pensé durant l'essentiel de la première partie que l'on renouait avec ce miracle. La grande la majeur venant légèrement doucher l'espoir né de la petite, qui pourtant était là tout sauf petite, et convoquait en les tutoyant en toute simplicité les autorités supérieures qui nous ont fait comprendre combien cette sonate exhibait un drame largement aussi profond que les ultérieures - pianistes qui peuvent tous être rattachés à la même tradition que Leonskaja : Richter, Lupu et encore plus haut Virsaladze. L'observance, mais surtout la forme d'observance de toutes les reprises tend ici à élever l’œuvre à sa vraie dimension cosmique, et dans le premier mouvement, proportionnellement plus lent que ce à quoi Leonskaja nous a habitués dans ce répertoire - quasi richterien, donc -, nombreux sont les endroits où la force stoïque de cette patience fait ressentir une création du monde. Si tout le récital avait été de ce cru, il aurait rejoint directement Pollini et Ranki au rang des sommets absolus de cette saison pianistique.

La forme de conduite de Leonskaja dans ses meilleurs moments est quelque chose de très particulier qui ne peut, de fait, se comparer que sous le rapport d'une parenté lointaine avec celle de Lupu. En moins allusif, moins fantomatique et peut-être moins immédiatement inquiétant. L'étrangeté, l'effroi sous-jacent y est moins directement exhibé par la sophistication du travail sur les sonorités et la résonance, ce piano étant incontestablement plus primitif - dans le meilleur sens du terme s'entend : c'est aussi ce qui le rend davantage immédiatement moraliste. C'est donc néanmoins, comme pour Lupu, une conduite où l'on peut se perdre puis se retrouver en sachant moins bien où l'on se trouve, plus qu'un discours selon le canon usuel où le voyage dans la forme emmène par la peau du cou de chaque point à chaque autre. Une perte de repères temporels qui, assurément, est au mieux à son affaire dans Schubert, du moins ce Schubert-là - moins, sans doute, celui du premier mouvement de D. 959.

Cette autorité, qui dispose donc du luxe de savoir se noyer en plus de savoir nager, opère au meilleur de ses potentialités dès l'entame par l'Allegretto en do mineur jusqu'au second mouvement de D. 664, également exemplaire dans son pur murmure harmonique, sans timbre esthétisant, sans vocalisations ajoutés : l'absence de complaisance technicienne s'ajoute à la radicale non-complaisance discursive. Il s'en faut de peu pour que le finale bénéficie au même degré de ces qualités rarissimes : le gentil démon de la mémoire de Leonskaja s'y montre un peu trop capricieux pour ne pas trop briser cette concentration d'un genre particulier, qui demande à l'auditeur une forme de laisser-aller que les accidents de parcours peuvent déranger plus que chez d'autres. Dommage, car là encore, le sens de la respiration de long terme y était magnifique.

La Wanderer est gâtée en cette fin de de printemps, Peter Rösel (un autre grand moraliste, mais lui méprisé comme tel) ayant il y a peu magistralement défendu l'indéfendable arrangement lisztien. Leonskaja, certes nettement moins bien armée que son exact co-générationnaire est-allemand, prolonge ce geste immensément probe et jamais fade, et finalement surmonte les écueils de virtuosité plutôt mieux que l'on ne pouvait s'y attendre - mais après tout, sa Gastein un an auparavant avait tout aussi positivement étonné, et il faudra donc que l'on finisse par ne plus s'étonner du tout... à moins qu'elle n'aille jusqu'à nous offrir, l'automne qui vient, un grand 2e Concerto de Prokofiev ? Qui sait, oui. Cette Wanderer trouve en tout cas (mieux que Berezovsky en début de saison, qui ne se sauvait que par ses prodigieux pouvoirs poétiques) un équilibre proche de l'idéal entre sonate en fantaisie, rigueur et liberté au risque de manier le cliché - mais l'enjeu et la tension de l'enjeu sont réels ici. Les mouvements pairs sont particulièrement bien caractérisés en plus d'être tenus, la dernière page du II et la première de la fugue se distinguant spécialement par leur évidence de structures harmonique et lyrique. Vous pouvez admirer ci-dessous l'extrait de concert filmé l'été dernier, tout à fait similaire à ce que j'ai entendu à Bastille.

Restait donc une D.959 à rapprocher, dans son degré de réussite et de semi-échec et dans sa fonction dans le concert, de l'opus 111 du Louvre. Comme malheureusement tant de pianistes, bons ou mauvais, les mouvements extrêmes sont ici meurtriers. On est là, ô combien, loin du naufrage qui y est la norme, bien sûr. Mais la forme de conduite qu'on évoquait précédemment, qui ne veut pas se faire la violence structurante nécessaire dans le premier mouvement, reste au moins pour celui-ci en deçà de la tension paradoxale que Lupu sait sans doute encore y mettre. Et dans le finale, elle n'ose pas, hélas, la lenteur, la longueur idéale de sa petite la majeur qui aura donc été la -très - grande de cette soirée. La frustration est un peu augmentée, du reste, par la très grande qualité des mouvements centraux, présentant notamment une transition absolument exemplaire, glaçante, désertique, de la mineure du II vers la réexposition.

Les bis de Leonskaja sont presque toujours superbes - nocturne en bémol de Chopin l'an passé, mouvement lent de la sonate KV. 332 à Pleyel cette saison -, et les Schubert de rigueur ici n'ont pas fait exception, laissant finir sur un sentiment réjoui : les mêmes bis qu'un certain Radu Lupu il y a trois ans au Châtelet, après D. 960, d’ailleurs, impromptus en mi bémol et sol bémol...