L'été indien du Philharmonique de Radio-France (II) grands desseins

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- Paris, Salle Pleyel, le vendredi 14 octobre 2011
- Stravinsky, Scènes de ballet - Widmann, Concerto pour violon - Stravinsky, Symphonie en ut
- Christian Tetzlaff, violon
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- John Storgards, direction
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- Paris, Salle Pleyel, le vendredi 21 octobre 2011
- Schumann, Concerto pour violon enmineur, WoO 23 - Liszt, Ein Faust-Symphonie, S. 108
- Isabelle Faust, violon
- Steven Davislim, ténor
- Chœur de Radio-France
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- Eliahu Inbal, direction
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- Paris, Salle Pleyel, le vendredi 4 novembre 2011
- Britten, Les Illuminations - Chostakovitch, Symphonie n°8 en ut mineur, op. 65
- Christine Schäffer, soprano
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- Jukka-Pekka Saraste, direction
OPRF, le meilleur d'entre les nôtres.

Qui connaît John Storgards en France ? Mis à part ceux qui à bon droit sont férus des œuvres de Kalevi Aho ou de Pehr Henrik Nordgren, sans doute pas grand monde. C'est dommage, et il faut une nouvelle fois saluer ce qui est au moins une esquisse de vraie politique artistique de la part de la direction du Philhar', qui fait connaître au public parisien tous les plus brillants élèves de Jorma Panula, sans se limiter au sécurisant Salonen, mais en allant donc chercher Saraste,  Inkinnen, Mikko Frank bien sûr, et donc Storgards (on attend logiquement les excellents Oramo et Rasilainen). Non content de défendre comme la plupart de ses éminents collègues le répertoire moderne et contemporain scandinave, le chef finlandais excellence aussi, à en juger par des concerts diffusés par Arte ou la télévision danoise, dans le classicisme et le romantisme. Sa direction de la 1e Symphonie de Beethoven, à la fois humble et de grand style, et un véritable bol d'air pur dans la purge beethovenienne subie ces derniers mois avec Harding et Chailly.
Certes, son programme n'est certainement pas le plus valorisant qui soit, du moins en première partie. Les Scènes de ballet de Stravinsky n'ont, c'est sans doute un point de consensus, ni l'envergure et l'audace des grands ballets - proprement dits - du compositeur, ni le charme, la verve ou la portée d'épure abstraite des meilleures suites faussement néo-classiques que sont Pulcinella ou Agon (que Welser-Möst allait diriger peu après dans la même salle avec Cleveland). On ne saura dire autre chose de l'exécution du Philhar', évidemment professionnelle et appliquée, mais sans relief particulier, qu'elle introduisait un chef des plus compétents et précis, comme le sont après tout par définition les baguettes de cette lignée académique là.
Jorg Widmann
La suite est nettement plus passionnante, et commence par une très belle surprise avec la première française du concerto pour violon de Jorg Widmann. Surprise n'est sans doute pas le terme le moins ambigu pour introduire cette œuvre dense, assez ambitieuse formellement, et tout à fait caractéristique de l'esthétique d'un retour sophistiqué à Berg dans laquelle semble s'être stabilisé le jeune clarinettiste et compositeur munichois. Si le concerto demeure dans le canon de durée de la courte demi-heure, il condense une sorte de double-arche enjambant sa structure apparente de diptyque. Pour ce faire, Widmann ne lésine certes pas sur la débauche de moyens, au moins violonistiques : comme l'écrasante majorité des pièce du genre depuis un demi-siècle au moins, la partition joue crânement le jeu de la surenchère virtuose, mais à l'instar des concertos d'Adès, Lindberg et Salonen, n'en produit pas, ou guère trop, de vide. Je ne partage donc pas, contrairement à d'habitude, la sévérité à peine déguisée de Rigail quant à cette œuvre, qui tient grosso modo dans la fin de phrase " mais cela reste un peu trop court pour extirper l’œuvre du délicieux marasme de l’angoisse savante".
Dieu sait que je pense savoir pourtant ce qu'il veut dire par là et que je l'entends aussi souvent que lui. Ce qu'il dit sur l'académisme des procédés (qui n'est qu'un des académismes procéduraux d'aujourd'hui, et n'est heureusement pas le plus bêtement représentationnel mais se rapproche davantage du plus conventionnel et donc désirable qu'on puisse atteindre de nos jours), je ne le conteste nullement, car c'est tout à fait factuel à l'audition. Je pense en revanche que l'usage du procédé est bien assez subsumé ici à une cohérence discursive pour ne pas apparaître comme un nu vulgaire. C'est au moins une toile achevée, compensant sans doute un peu de son babille virtuose par du sensualisme, mais ce dernier se limite généralement à un usage théâtral du quintette orchestral, usant et abusant avec une gourmandise assez communicative des effets nappant et des oppositions extrêmes de registres - au moins cela met-il en jeu des hauteurs de sons, et est-ce mieux que les déferlements convenus de dramaturgie multi-percussive.
John Storgards
Christian Tetzlaff, qui malgré ses grandes qualités instrumentales produit généralement chez moi un agacement diffus dans le grand répertoire concertant, défend admirablement cette page dont il assure les exécutions depuis la première allemande en 2007. La sorte de sophistiqué superfétatoire qui enjolive souvent un violon qui n'en a guère besoin s'efface ici au profit d'une immédiateté d'engagement, d'un son plus brut et d'attaques comme plus minérales, donnant à entendre le violoniste sous son meilleur jour. Que l'on pouvait comparer de manière frappante avec son travers coutumier, quand dans un bond de trois siècles Tetzlaff proposait l'andante de la sonate en la de Bach (mouvement que par pure coïncidence on allait entendre deux autres fois en trois semaines, sous les archets de Frank Peter Zimmermann et de Sergueï Katchatryan). Comme dans Beethoven, Brahms ou Mendelssohn, le son envoute presque durant les premières mesures, continue de se faire apprécier pendant une page, puis finit par être oublié devant le manque de tenue d'une ligne mainte fois relancée depuis elle-même. Un funambulisme que l'on préférera définitivement pour pratiquer les défis techniques du répertoire contemporain.
Storgards n'est pas précisément, lui, ce qu'on pourrait appeler un chef sophistiqué, y compris par rapport au type de raffinement caractéristique des chefs de l'école finlandaise. Quoique sa battue solidement pulsée et fort claire ne soit pas sans analogie avec celles de Salonen et Saraste (en version minimaliste), la subtilité de ses vues n'est guère perceptible à l’œil nue. Mais ce chef voit indéniablement loin dans la Symphonie en ut, et ne se contente nullement d'une démonstration de maîtrise clinique, avec ou sans option de second degré, de la partition. Celle-ci ne sonne ni ne se construit vraiment d'une façon néo-classique, mais se présente davantage comme une épure moderniste de maturité dont le rendu aurait simplement une dimension classique. Le piège du séquentiel rébarbatif est entièrement évité, et si un stade supérieur de tension dans le jeu orchestral n'est pas atteint, on ne peut que saluer le naturel avec lequel Storgards fait réellement écouter une symphonie, et non un schème spéculatif traitant la forme comme moyen dénué de fin. A cet égard, le point fort de cette exécution est certainement le Larghetto, et dans une légère moindre mesure un finale dont la forme auto-introduite n'apparaît pas comme un exercice de style - où l'on repense alors, fatalement, à la 1e Symphonie de Beethoven, par exemple - mais comme dessein d'expression.

Il y a une certaine logique, probablement involontaire, à jouer juste après le concerto de violon de Widmann celui de Schumann, qui plus est par un(e) autre violoniste allemand(e). Vous remarquerez que cela ne cherche à faire insulte à l'une ou l'autre de ces œuvres (céder à cette tentation est fort convenu). Au pire insulte-t-on ce qu'est devenue l'Allemagne, mais ce n'est pas très grave.
Eliahu Inbal
Il ne sert à rien de défendre ce concerto contre ses détracteurs à jamais majoritaires, pour deux raisons. Uno, ils ont leurs raisons que la raison ne saurait ignorer : oui la partition est orchestrée avec les pieds, voire avec des sabots de bois, oui, le premier mouvement (je n'en dirais pas autant du troisième) triture un thème moyennement inspiré pour donner à la forme une consistance abstraite qui semble forcée, et du coup, en effet, cette forme ne respire guère sauf à en violer les indications de part en part. Secundo.... il n'y a aucune chance qu'ils changent d'avis sur la base d'autres arguments discursifs, et leur seul salut réside dans une rencontre miraculeuse avec une interprétation qui ne devrait pas l'être moins. Il serait exagéré de dire que la présente pouvait prétendre au titre : mais en ce qui concerne la prestation d'Isabelle Faust, on s'en rapprochait parfois, davantage à mon sens qu'avec Renaud Capuçon il y a deux ans. Faust a d'abord plus de son que je ne le soupçonnais, et bénéficie de toute façon du partenariat en permanent clair-obscur dynamique de l'orchestre.
On a donc affaire à l'option soliloque de l'interprétation de ce concerto, qui n'est sans doute pas la moins recommandable, à condition d'accepter de rentrer dans une logique d'écoute aussi perverse que l'est l'écriture si on la comprend comme soliloque. Faust a pour défendre ce point de vue la stabilité de son, la ductilité, la souplesse de bras qui permet de solder immédiatement l'ambiguïté du geste : non, chercher une hiérarchie logique entre les phrases de développement des mouvements extrêmes n'est pas nécessaire, mais l'on peut croire plus ou moins à une sorte de concerto plus rêvé que réalisé, où l'orchestre jouerait un rôle de suivi approximatif des méandres d'une pensée lyrique en vrac. Inbal fait cela très bien, en adoptant la même logique erratique et assumée comme telle, ce qui nécessite paradoxalement une mise en place impeccable et l'absence de toute intervention caractérisant les épisodes (un soliloque ponctué par des épisodes risquant de devenir une tentative de discours, par avance ratée). Seul problème, de taille relative : l'orchestre, à bon droit, ne sait trop que faire apparemment de cette logique a-logique, et en reste au stade de la parfaite mise en place, renonçant en revanche à montrer ses vertus d'intensité naturelle (les bois en particulier sont bien trop timides par rapport à leur standard habituel). Un bel effort inachevé, donc.

Le bel effort suivant sera en revanche parfaitement achevé dans son genre, et le genre est beau en soi. Je comprends mieux après cette Faust-Symphonie ce qui m'avait plu de façon trop confuse pour être explicitée la saison dernière dans la 10e de Mahler. Le don de patience est bien l'une des plus belles choses qui soient dans l'interprétation musicale, et singulièrement (il se peut que ce soit uniquement) quand elle s'applique à la direction d'orchestre. Car c'est une forme de gageure que propose et réussit Inbal en dirigeant cette Faust à rebours de toute représentation usuelle quant à la manière forcément pré-mahlerienne, démiurgique, subjective selon l'acception courante du terme. Il ne s'agit pas de nier que les standards grandioses et sur-contrastés aient jamais pu parvenir à exhiber dans l’œuvre, là encore, une symphonie et non un exercice de style relevant d'une sorte de wagnerisme alternatif (la symphonie dans l'opéra, l'opéra et la cantate dans la symphonie). Comme cheminement harmonique complexe et d'immense envergure temporelle, les mouvements extrêmes font mieux que s'accommoder d'un interventionnisme narratif et emphatique tel que les prestations de Bernstein notamment ont pu en fixer le canon. La remarque vaut pour toute symphonie de grande importance. Mais en tirant ce même fil logique, pour toute symphonie que l'on prend au sérieux, la manière d'Inbal est susceptible de convenir et mieux, de toucher autant voire plus.
On comprend assez vite ici qu'on aura affaire à une ascèse stricte, à une présentation avant toute représentation de la partition. Il est inutile d'insister sur la rigueur et l'investissement avec lesquels le Philhar s'est acquitté de cette présentation : outre une mise en place irréprochable des plans et des mètres, on se sera même surpris à voir la confirmation qu'Hélène Collerette semble emmener à présent le quintette aussi bien que Roussev, en tout cas depuis le début de cette saison. Sans jamais être forcée par le chef, la densité naturelle des violons, toute de décontraction, impressionne en bien des occasions, les autres pupitres étalent leurs qualités d'homogénéité habituelles. On aura certes regretté que Devilleneuve ne soit pas au rendez-vous ce soir là, tant moi et tous ses admirateurs l'ont fantasmée en Gretchen. Mais le dire n'est pas faire injure à son excellent alter hautbois solo - Olivier Doise. En outre, Gretchen aura été un ravissement par les seules prouesses expressives de l'alto solo (Marc Desmons) dans ses figures d'accompagnement du thème, prouesses rééditées à l'identique par Collerette dans la réexposition.
Mais l'essentiel, une fois tout problème de conditions initiales réglé, réside bien dans l'intelligence avec laquelle Inbal gère une tension qu'il ne caractérise jamais autrement que par l'ordonnancement imperturbable de la forme, qui n'est pas affirmée comme construction de sens mais ne signifie que par le déroulement de sa construction, patiente par définition. Ainsi le sempiternel retour du thème martial dans Faust puis dans Méphistophélès se présente-t-il comme entièrement intégré et jamais comme événement scénique, irruption de personnage ou d'aspect psychologique. Ainsi, dans Méphistophélès, les grandes marches harmoniques aux points culminants des développements ne sont-elles marquées d'aucun accent figurant le triomphe ricanant de la tentation, et la battue reste-t-elle ici strictement métronomique, faisant pleinement confiance à l'orchestre pour que la tension triomphe par effet cumulatif, bien plus que par narration épique. Au total, bien plus qu'une anticipation des 2e ou 3e symphonies de Mahler, on se retrouve là face à un cheminement formel vers l'idéal littéraire bien plus proche de la Manfred de Tchaikovsky, et il n'y a aucune raison de refuser d'y trouver son bonheur.
Jukka-Pekka Saraste

Le bonheur presque parfait, enfin, à l'admirable soirée conduite par Jukka-Pekka Saraste, qui en partie contre l'attente donnait mieux à admirer l'étendue du talent de ce grand chef que le dernier concert qu'il avait donné à Paris, à la tête du Philharmonique de Rotterdam. Dans un répertoire plus inattendu, Saraste démontre que s'il n'aura jamais le génie de la caractérisation de Salonen, il n'a que très peu à lui envier dans l'intelligence discursive et même dans l'élégante, lumineuse clarté de la technique de direction. Je ne connais vraiment que quatre ou cinq chefs (Salonen, Temirkanov, Davis, Pletnev) qui soient aussi beaux à regarder diriger.
Ce concert ayant bien moins prêté à controverse que le précédent, et ayant recueilli toutes les louanges de mes camarades de sortie, je serai plus bref à son propos. Le Philhar' joue trop peu Britten à mon goût, mais Britten lui réussit beaucoup. J'ai souvenir d'un concert qui s'annonçait anecdotique et s'était révélé délicieux en particulier du fait d'une poignante et magistrale exécution des Variations sur un thème de Frank Bridge, dirigée du violon par Svetlin Roussev. Il faut croire que les cordes, à nouveau à nu pour Les Illuminations, ont bien une Brit(ten)ish touch intrinsèque, et Saraste n'est pas le plus manchot pour venir l'exploiter. En raffinement sans apprêt, ce qu'il obtient dès les toutes premières mesures de Fanfare est exceptionnel de pureté d'intonation et d'intensité contenue - les altos sont franchement sublimes, au point qu'il m'aura fallu une minute pour m'assurer que les seconds violons n'avaient été placés à leur emplacement ! Parfaitement réalisée sur ces excellentes bases, l'interprétation cursive et peu différenciée de Saraste, qui manie l'art de la litote musicale avec grande classe et dénote une vrai conception sans l'affirmer, ne pâtit qu'un peu de la relative déception entraînée par la prestation de Schäffer : la voix est toujours assez belle, mais sa projection reste assez limitée et sa diction est plus qu'approximative : inexistante, ce qui dans Rimbaud fruste jusqu'au plus indifférent à cette question que je suis.
On pouvait douter de l'aptitude de Saraste à conduire une symphonie - et quelle symphonie - de Chostakovitch de manière non seulement brillante mais spirituellement crédible. A l'exception d'un second mouvement versant très légèrement dans l'abus d'expressivité de premier degré (tirant ici les cordes dans un imaginaire plus rimskien que tchaikovskien), on tient à présente de solides raisons de ne plus vouloir rater une prestation de ce chef dans ce répertoire. Certes, l'impact des cordes dans l'incipit de la partition n'est pas tout à fait à hauteur des enjeux qui vont apparaître : mais l'essentiel est qu'ils apparaissent bien, et rapidement. Là encore, patience fait œuvre et œuvre pour qui sait être patient. Là encore, on n'est pas dans le théâtre contemporain du fantasme symphonique démiurgique, bien que le démiurgisme de cette vision fortement architecturée ne soit pas tout à fait un vain mot. Les fondamentaux, conditions de possibilités instrumentales, sont quant à eux irréprochables, pour ce que l'on est en droit d'attendre d'une phalange occidentale ici : discipline dynamique totale du quintette, bois sollicités d'entrée de jeu à ne jamais jouer moins que forte, et de préférence le plus fort possible, cuivres ne jouant pas la surenchère bruyante mais n'ignorant pas la caractérisation des liaisons et des accents, percussions tenues en respect et refusant le cirque dans les déchaînements des mouvements impairs.
Il est des œuvres où une transition, un enchaînement d'épisodes spécialement attendus dit une vérité de la qualité d'exécution : la séquence constituée du climax central du I et du solo de cor anglais (Stéphane Suchanek est égal à lui-même, donc parfait) en est un exemple des plus évidents : pour les raisons conditionnelles qu'on vient d'énumérer, et parce que Saraste est un maître de la gestion claire des progressions longues, ces dix minutes résumaient rétrospectivement une interprétation quasi magistrale. Avec un II plus hautain et impitoyable, et un finale peut-être mieux structuré (encore que : je ne suis pas sûr d'y avoir bien compris la structure que devait y entendre Saraste), le quasi aurait été superflu. Qu'importe, quelle belle soirée, pour clore l'automne jouissif, net et sans bavure du Philhar' dans ces six premières sorties.