Les incroyables grands écarts de Gergiev

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- Paris, Salle Pleyel, le 27 mars 2011
- Mahler, Symphonie n°3 enmineur
- Anna Larsson, contralto
- Choir of Eltham College
- London Symphony Orchestra
- Valery Gergiev, direction

-Paris, Salle Pleyel, le 28 mars 2011
- Mahler, Symphonie n°10 en fa dièse majeur (Adagio) ; Symphonie n°9 enmajeur
- London Symphony Orchestra
- Valery Gergiev, direction

Symphonies n°4 & 6
Symphonie n°2
Symphonie n°8
Vidéo intégrale des 10e et 9e en question ci-dessous.


De cette intégrale Mahler attendue comme l'une des plus superflues de l'histoire (ce qui mettait la barre très haut, convenons-en), j'ai manqué les symphonies n°1, 5 et 7, ce qui est surtout dommage dans le cas de la dernière citée : les symphonies paires avec le Mariinsky avaient donné un aperçu bien suffisant de l'intérêt de renouvellement (fait en partie de réminiscences d'une part de passé mal reconnue) du propos mahlerien, de son idiome, de son imaginaire sonore. J'aurais été curieux d'entendre à quoi ressemblait la plus rarement (tout est relatif ici) jouée des symphonies menée tambour battant avec le virtuosissime LSO, sans doute au détriment de bien des dimensions mais sans la complaisance esthétisante et luxueuse qui comme pour les autres symphonies tient lieu de standard international. Mais, entre le dieu vivant du piano à Bruxelles et la loterie gergievienne usuelle, il fallait choisir.

De ce que l'on m'en a rapporté, cette exécution de la 7e m'aurait cependant davantage intéressé, sans doute que la 3e donnée le lendemain, justement beaucoup plus ordinaire en regard des canons de la rutilance aux thématisations imposées. Le LSO n'est pas ici entrainé vers cet ailleurs fantasmagorique, halluciné et grinçant que Gergiev semble théoriquement capable d'apporter à chacune de ses propositions malheriennes.

Ce que l'on pouvait craindre du troc du Marrinsky pour le LSO se réalise ici, avec tout ce que cela comporte de paradoxe. Tout est plus propre, plus maîtrisé instrumentalement, plus puissant, plus équilibré surtout, avec des registres graves gigantesques à l'œuvre dans tous les compartiments de l'orchestre. De la singularité d'imaginaire et de discours notamment audible dans la sœur de la 3e, (la 2e Symphonie) ne subsiste plus grosso modo, et de façon sporadique, que la tendance généralement heureuse de Gergiev à presser le pas, notamment quand le matériau est réexposé ou récapitulé. Mais précisément, cette tendance est exploitée de façon moins heureuse ici, en-dehors du Kräftig initial. Gergiev l'applique essentiellement au finale, qui commence dans un molto adagio coutumier pour progressivement aller vers un adagietto menant lui-même, comme dans le concert de 2007 au Barbican ci-dessous, à une progression et péroraison finale franchement andante. C'est assez cohérent, tenu, splendidement joué par un LSO souverain à tous les pupitres, mais j'ai du mal à y croire : ici, c'est le premier degré qui vient à manquer, la majesté conclusive des la ! !, dont l'escamotage apparaît comme une fuite en avant pour finir sur une impression questionnant l'inéluctable des représentations comme dans les trois autres symphonies avec voix : mais c'est ici trop prévisible et volontariste pour faire croire à une alternative crédible de sens.
L'auditeur de plus en plus confiant dans le Mahler gergivien que je suis avait, il est vrai, été préalablement échaudé par des mouvements centraux assez inintéressants en-dehors de leur indéniable réussite plastique. Dans les II et III (ce qui est étonnant compte-tenu de la grande réussite de ses mouvements intermédiaires dans la Résurrection), Gergiev parait attentiste et impuissant à animer et même caractériser le matériau : du coup, le matériau est caractérisé par défaut, et très bien, ainsi que n'importe quelle exécution par les Philharmoniques de Berlin, Londres, New York ou Los Angeles y parviendrait tout naturellement. C'est admirable, on a déjà entendu cela dix, vingt fois, cent fois avec le disque. Les mouvements vocaux sont plus intéressants, essentiellement grâce à la prestation magnifique d'Anna Larsson, qui était déjà ma Zarathoustra préférée au disque (avec Abbado et Berlin) : au moins les deux grands lieder de cette intégrale auront-ils été d'égales réussites. Le chœur d'Eltham College fait bonne impression, même si ici la conduite de Gergiev laisse un peu perplexe quant à la logique rythmique, si tant est qu'il y en eût une d'ailleurs.

Reste donc, ce qui n'est pas rien, un Kräftig dont c'est un euphémisme de dire qu'il était impressionnant orchestralement, et ce pas uniquement grâce à une petite et grande harmonie survoltée, mais aussi à un quatuor certes plus agressif et métallique qu'enveloppant, mais d'une puissance fabuleuse. Gergiev y retrouve un peu plus de sa verve, de l'inventivité et de la dimension intuitive qui présidait à ses réussites petersbourgeoises. Cela n'empêche nullement les choses d'être supérieurement en place, y compris dans le contrepoint demandant autant de cohésion rythmique que d'intensité de jeu - ainsi, tout le dernier développement précédant la réexposition, de 44 à 51, frise la perfection sans se priver d'une bonne dose d'excitation, entre autres par le fait de flûtes (la piccolo!) déchainées. Ni ne contrarie la précision chircurgicale, malgré l'accelerando continu des deux dernières pages, d'une formidable coda. Mais même cela, pour gratifiant que ce soit pour les sens, ne satisfait pas celui qui attend de Gergiev qu'il soit Gergiev ici.


Tout le contraire de cette inoubliable 9e que nul n'attendait à ce niveau sensationnel : on ne parle évidemment pas ici de niveau d'engagement (quoique...) ni de qualité des exécutants, pour l'essentiel comparable avec celle observée dans la 3e. Et puis, qui avait encore envie de se concentrer sur la grande œuvre-messie pour notre temps, le cérémonial stéréotypé par excellence des obsédés des grand-messes symphoniques de la Salle Pleyel, qu'on se remémore après comme on exhibe ses blessures de guerre ? Au moins sera-t-on heureux de se remémorer celle-ci, qui avait de vraies blessures, de réelles fellures, qui renouait avec la fragilité, la paradoxale transparence de verre d'une architecture posée au bord du vide, qu'escamote maintenant presque toujours les plus grandes phalanges au profit d'une maxi-caractérisation des éléments psychologiques qu'a validé l'intégration de plein-pied de la 9e à la tradition post-romantique. Même quand il s'agit de son versant à l'extrême épuré que propose Abbado. Car cette fois Gergiev réussit à tirer son LSO vers les zones dangereuses, toxiques et corrosives où il navigue naturellement avec le Mariinsky.

On pouvait le sentir arriver dès l'étonnant adagio de la 10e (que j'aimerais bien entendre dans sa complétion par les mêmes...), qui débutait de façon relativement banale pour basculer très vite dans cette forme étrange de continuité par l'enchainement en apparence linéaire des épisodes. Extrêmement rapide, faisant certes fi, comme beaucoup maintenant (Metzmacher et Inbal récemment) du découpage des andantes et des adagios, son interprétation se déploie sans aucune concession à l'image d'une contemplation vue déjà depuis l'au-delà : c'est la vie même, l'envie de dire et de discourir qui transparait, dans une troublante flexibilité de battue qui n'appuie aucun de ses changements d'allure. Une mise en style de l'incertitude, de l'inquiétude, cohérente même avec l'étonnante façon de lancer l'épisode des clusters, ne sonnant en rien ici comme un exercice d'expérimentation : voyez les neuf sons qui tombent ensemble ici) - eh bien, non, ils ne tombent pas ensemble, ce qui est manifestement voulu. Le chemin parcouru de l'autre côté est encore plus touchant et inspiré, plus qu'il n'était dans l'exécution ici un brin trop dilatée et purement transparente d'Inbal et de la Philharmonique Tchèque. : cette fois, Gergiev trouve la finesse de ton dans le survol apparent, cette subilité vénéneuse qu'il peinait à insuffler dans le finale de la 3e. Jugez par vous-même.

Je suis fortement tenté de répéter cette exhortation s'agissant de la 9e. D'abord parce ce qu'il y a à en dire se rapproche génériquement de ce que je viens de dire de l'adagio de la 10e, et de ce que j'ai déjà pu dire de la 2e ou du finale de la 6e. Au détail près que tout est mieux. C'est, in exetremis, la synthèse a priori impossible que réussit là Gergiev, entre l'excellence, l'exigence académique du LSO, sa mentalité compétitrice dans la confrontation aux autres machines d'élite, et le questionnement perpétuel et improvisé du chef. On ne peut guère douter que dans une telle partition, cette alchimie ne fonctionne pas à chaque fois : je me suis laissé dire que la 9e donnée par les mêmes au Barbican avait été un maillon faible du cycle londonien, et c'est très possible voire probable dans la mesure où les musiciens sont certainement davantage rodés aujourd'hui au système mis en place par leur directeur - que résumait l'autre jour avec humour (mais non sans amour sincère) un membre de l'orchestre, citant Gergiev en répétition : "basically, that's how it works : I move, you play". Et débrouillez vous avec cela, puisque vous êtes si forts, semble être le codicille nécessaire et sous-entendu.
Je l'ai dit dès le départ du cycle, cette improbable 8e, qu'avec le recul je réécouterais volontiers : je ne crois pas à la mystique chamaniste des inconditionnels de Gergiev. Si cela fonctionne, c'est d'abord que les instrumentistes d'élite du LSO savent et respectent la compétence de leur chef ; ensuite que, d'une façon certainement hermétique à qui n'est pas in situ (et ici, être simplement présent dans la salle n'est pas être in situ), ses gestes, ce qui lui sert occasionnellement de battue, signifient quelque chose pour eux ; enfin que, au-delà d'un professionnalisme que l'on sait presque sans concurrence, ces anglais doivent tout de même avoir autre chose qu'une admiration de façade pour le musicien Gergiev pour se donner avec autant de conviction (et surtout de plaisir évident) dans un répertoire que comme tout le monde ils ont joué cent fois avec la moitié du gratin mondial de la direction, chose qu'ils continueront à faire demain et après-demain. Mais que voulez-vous que je vous dise, à défaut de décrypter techniquement le phénomène ? Mis à part qu'ici, ça marche, je ne vois pas.

Il y a au moins un aspect objectivement descriptible qui est la modification de la personnalité sonore de l'orchestre, spectaculaire par rapport à la 3e dans la mesure où l'on se rapprochait ici très près de l'esthétique, de la balance globale surtout, du Mariinsky. Pas forcément par le réglage dynamique : je n'ai pas été souvent à l'angle opposé du second balcon de Pleyel par rapport aux violoncelles et contrebasses et senti le plancher vibrer ainsi... Certes, Gergiev demande la plupart du temps aux cors de ne pas donner dans la splendeur roborative - ce déterminant d'esthétique mahlerienne non négligeable qui avait servi jusqu'à la caricature l'absence de vision de Dudamel il y a deux mois. Contrairement à l'image sonore convenue, notamment dans le premier mouvement, ce sont les trompettes et les trombones (vibrant joyeusement), et la petite harmonie de haut registre qui sont les principaux artisans de l'exploration du contrepoint ici proposée - ce qui change en bien des endroits la logique d'appréhension du matériau thématique, et pas que dans le Rondo-Burleske. Quoiqu'il en soit, en y ajoutant l'extraordinaire prestation du légendaire Nigel Thomas au timbales, celle, déchainée, du concertmaster Roman Simovic, le solo de flûte de Gareth Davies (dont l'entame, suspendue au-dessus d'un précipice, transperçait littéralement)...
Ce sont des détails plus ou moins importants qui font la dimension supplémentaire par rapport au meilleur des concerts donnés avec le Mariinsky, ceux qui réalisent l'autre pan de la synthèse : la satisfaction aux plus hauts standards, dans les mœurs d'un niveau orchestral surélevé, mise au service d'une interrogation, entre autres, quant au sens même de cette folle virtuosité - le contraire ou presque de ce que proposent Abbado et Lucerne, où la perfection sert une forme de symbolisation ultime de l'idéal contemporain, également fascinante mais à mon sens moins stimulante dans le questionnement de la partition elle-même.

Car s'agissant du plus important que constitue cette dernière dimension, je suis vraiment heureux que, au moins pour un temps, le film de ce concert soit disponible : cela m'éviter la gageure de décrire la phénoménale tension des transitions, l'inexplicable exhibition de la forme par l'éclatement et le refus de la hiérarchisation normale des éléments. Ainsi du passage le plus convenu (avec la dernière page) de la 9e de Mahler aujourd'hui, le stringendo menant à l'appel des trombones, que Gergiev refuse à sa théâtralité ordinaire, réfute comme conclusion d'un troisième développement qui serait une fin en soi - les pages suivantes, jusqu'au Wie von Anfang étant précisément supposées faire acte de transition vers le retour du Le-be-wohl. Gergiev n'en fait qu'un passage vers ce retour dont le sens ne se trouve et se comprend qu'à très long terme, dans l'ultime et si bref développement (m. 356-375) qui semble d'habitude trop vain pour être perçu comme tel, et auquel le duo de flûte et cor et sa suite semblent aussi intégrés. C'est je crois le moment le plus représentatif et important pour comprendre l'enjeu discursif ici démontré : la proposition d'une diachronie alternative à la structure normalisée de l'Andante comodo, montrer que toutes ses richesses formelles ne s'épuisent pas dans la tragédie en quatre actes (tension) liés par trois tableaux (détente/transition) sempiternellement rejouée : ne semble-t-on pas entendre une seule ligne dans les dix dernières minutes de l'Andante ?

Ici on semble tracer des courbes enchâssées, on enjambe, et on continue de même dans les mouvements suivants, comme pour mieux éviter, aux échelles inférieures, les pièges de la routine narrative. Le grand écart entre les deux soirées laisse surtout place au frisson que procurent ces grands écarts dans le temps musical (alors même que Gergiev joue presque tout plus vite que ses confrères, et c'est heureux). Et finalement, on fait des pas de géant, forcés que sont les oreilles de chercher d'autres repères, d'autres représentations.




Théo Bélaud
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