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- Paris, Salle Pleyel, le vendredi 2 septembre 2011
- Rands, Danza Petrificada - Strauss, Tod und Verklärung, op. 24 - Chostakovitch, Symphonie n°5 en ré mineur, op. 47
- Chicago Symphony Orchestra
- Riccardo Muti, direction
- Paris, Salle Pleyel, le mercredi 7 septembre 2011
- Beethoven, Concerto n°4 en sol majeur, op. 58 - Tchaikovsky, Symphonie n°5 en mi mineur, op. 64
- Hélène Grimaud, piano
- Pittsburgh Symphony Orchestra
- Manfred Honeck, direction
- Paris, Salle Pleyel, le vendredi 9 septembre 2011
- Glinka, Ruslan et Ludmila, ouverture - Ravel, Concerto pour piano en sol majeur - Berlioz, Episode de la vie d'un artiste, Symphonie Fantastique
- Jean-Yves Thibaudet, piano
- Philadelphia Orchestra
- Charles Dutoit, direction
Philadelphia Orchestra |
Les orchestres américains, qui créaient l"événement de la rentrée symphonique, selon la terminologie journalistique, sont donc à l'image de leur pays. Ce n'est pas une nouveauté, mais maintenant, on en parle. Endettés jusqu'au cou, pour certains placés sous la protection de la loi anti-faillite, les célèbres phalanges du Big Five, et bien de leurs compatriotes font face à la plus grave crise collective de leur histoire - le Philadelphia Orchestra semblant compter parmi ceux les plus au bord du précipice. On ne s'étendra pas ici sur ce sujet, encore qu'il y aurait beaucoup à dire, et pas uniquement sur la controverse financement public versus privé (les grands orchestres londoniens, financés presque exclusivement par des fonds privés, ne semblent pas vraiment connaître la crise).
Il convient surtout de rappeler (dieu merci, nous sommes plus nombreux à le faire qu'il y a quelques années) que la crise d'un certain modèle économique est aussi la conséquence d'une crise du modèle artistique dominant, qui à l'image de la paranoïa financière mondiale tend à s'auto-alimenter furieusement. Ce qui pourrait se résumer, à l'image du "plus de crédit, plus de produits exotiques, plus de bonus", par un "plus de symphonies post-romantiques d'une heure, plus de bruit, plus de perfection instrumentale, plus de chefs célèbres, plus de bravos virils après la grandiose coda". Et si tout va bien, le public continuera indéfiniment de suivre, et si tel n'est pas le cas et/ou que les mécènes se désengagent, les pouvoirs publics devront bien sauver le(s) monument(s) en péril.
On rejoint là la question de la spécialisation évoquée au sujet de Murray Perahia et de Saint-Martin-in-the-Fields. La tendance de toute formation à restreindre de plus en plus le champ chronologique de son répertoire est profondément mortifère, car elle nourrit en permanence les pires travers de chacune des catégories de "spécialistes" : les bas-rockeux en mode variétoche les plus caricaturaux, les surexcités de la mahlerite routinière donnant dans la surenchère de platitudes et de lieux communs (tel Tilson Thomas, Maazel ou Dudamel), ou les délires péri-musicaux les plus fendards de la création institutionnelle.
Fort heureusement, pour ce triple passages de tournées aux airs de "à vot'bon cœur m'sieurs-dames", on aura dans une certaine mesure échappé aux pires affres de la seconde catégorie. Et ce, malgré des programmes cousus de fil blanc quoique dépourvus au moins de la grand'messe Mahler habituelle. Aucun concert transcendant, aucun franchement mauvais non plus, mais tout de même une petite déception avec le plus théoriquement attendu qui ouvrait les festivités de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Concert de gala ou presque que cette soirée entièrement dédiée à la gloire du Chicago Symphony et du Maestrissimo Muti, aux cheveux et aux souliers plus éclatants que jamais (oui, je fais un peu de Marie-Aude Roux, après tout moi aussi je veux faire du chiffre). Pas de soliste, donc, ce qui avait déjà été la règle lors des dernières visites parisiennes du gang de l'Illinois (Muti en 2007, Haitink en 2009) : le soliste, c'est l'orchestre, sa sonorité éclatante luisant comme une Rolls sombre sortant du concessionnaire (les mauvaises langues diront : comme le blanc des dents d'un vieux beau d'Hollywood lifté).
La Danza Petrificada de Bernard Rands, dont les accents sud-américains font bien prétexte, peut ainsi scintiller de son absence parfaite d'originalité adaptée aux commandes que créent au kilomètres les grandes phalanges d'outre-Atlantique. C'est du Salonen-Lindberg (Rands vient comme eux du sérialisme radical, et a la réaction du fumeur repenti, en quelques sorte) de la période américaine, sans tout à fait le talent, et ressemble donc à s'y méprendre à du Stucky. Tous les pupitres sont honorés, on alterne les grandes nappes de cordes rehaussées de percussions sensuelles, les pastorales virtuoses aux bois et les fulgurances de cuivres : le soliste est l'orchestre et la pièce est écrite pour le montrer. Un peu tautologique, certes, et surtout indolore et inodore à défaut d'être incolore. Le post-modernisme est décidément malicieux : ici c'est le mari qui parvient à faire moins bien que sa femme (Madame étant plus connue sous le nom de Read-Thomas). On me rétorquera que si je réclame à cor et à cris qu'un académisme se manifeste au milieu du règne de l'individualité narcissico-conceptuelle de la création musicale, je n'ai qu'à prendre celui-là. Mais je suis un mauvais esprit, et donc, je n'achète pas, désolé. Il serait temps que les symphonistes officiels US arrêtent de prolonger en moins bon et en pure perte ce que leur ont légué Ives, Harris, Herrmann et Schuman, sans quoi ils finiront comme des allemands (mais avec des ogives nucléaires, ce qui serait très fâcheux).
Je n'achète pas davantage la démonstration de rutilance tranquille que proposent Muti et ses troupes de super-warriors de la grande geste méga-orchestrale. Leur Tod und Verklärung ne manque de rien sinon de mort et de transfiguration, du moins de quelque chose qui ressemblerait à un appel à la transcendance. La mise en place est proprement superbe et superbement propre. Ah que, ça brille. Je suis méchant, car ce n'est certes pas d'une complète platitude. Mais sonne néanmoins assez creux, ce qui du reste arrive, en jouant cette musique de cette manière, au moins aussi vite qu'avec une symphonie de Mahler. On en vient à se demander si le son des cuivres n'est pas trop beau pour être crédible, un peu de la façon dont la question se pose quand ce genre d'orchestre joue Tchaikovsky (on y reviendra). Subsistent les premières mesures d'un rare raffinement, qui sent un peu son Puccini et c'est plutôt heureux, et quelques traits de grande classe aux violons ménageant des ascensions aussi belles que celles entamant le molto agitato final. Mais cela reste un émerveillement de physicalité sans contexte : le contexte, c'est-à-dire ici la narration, on l'a attendue en vain du Maestrissimo.
Celui-ci se rattrape, un peu, dans un Chostakovitch que l'on n'attendait pas nécessairement, sans doute à tort. Les meilleurs chefs italiens, d'opéra en particulier, ont toujours compté parmi les interprètes non-idiomatiques les plus crédibles de la musique russe, sans doute parce qu'ils inclinent spontanément à en prendre le pathos au sérieux, c'est-à-dire comme pathos et non comme sentimentalisme. Et évitent donc l'inflation de phrasés idiots que la plupart de leurs collègues se sentent obligés d'y mettre, qu'il s'agisse de Tchaikovsky ou de Chostakovitch. La ligne générale est donc souvent belle dans le I, et la transition vers le thème des violons d'une qualité d'immédiateté certaine, caractéristique de la roublardise formelle typique du meilleur Muti. Le scherzo est d'un chien certain, encore que l'on y soit loin du sérieux de premier degré qu'un Pletnev serait capable d'y insuffler. Les choses se gâtent un peu, voire beaucoup par la suite. Le largo s'empâte assez faute, notamment, d'une direction claire donnée à la division des cordes : altos et violoncelles jouent donc en pilote automatique dans une certaine indifférence hypothéquant la tension en dehors des climax. Le finale est tonitruant mais souffre beaucoup plus que le scherzo d'une sur-caractérisation du thème principal : assez peu crédible, en dehors de sa glorieuse coda. C'est professionnel jusqu'au bout, et le public, particulièrement insupportable lors de cette soirée, se lève comme un seul homme. Tout cela n'était pas désagréable, mais l'on peut passer à l'épisode suivant.
Celui-ci était bien moins attendu, mais n'en a pas moins fait salle comble à son tour, Hélène Grimaud oblige. Le 4e de Beethoven de Grimaud, à peu près tous les mélomanes réguliers l'ont entendu une fois dans leur vie, et attendu que cela se ressemble sans doute toujours assez, je ferai l'économie de la description pour ne livrer qu'un sentiment personnel. Qui se résumera à peu près ainsi : ce n'est pas fameux, mais c'est mieux que beaucoup d'autres. C'est pourtant inconstant (l'entrée initiale est impossible de complication et il faut quelques minutes après l'exposé orchestral pour que le jeu se libère et prenne corps et forme ; les seconds et troisième mouvements sont sans grand intérêt, mis à part les dernières pages du rondo). Mais, quelque part, sympathique de sincérité et presque de naïveté (ce qui, depuis le temps que Grimaud joue ce concerto, ne manque pas d'étonner).
Si le jeu est trivial dans l'approche de l'instrument, la conduite ne l'est pas dans l'essentiel du premier mouvement, et ne recherche pas la musicalité gratuite du Beethoven aseptisé et salonard qu'on s'entend un peu partout à nous proposer. Les grammes ne sont pas classieuses mais au moins vont quelque part, et il en va de même des trilles. La cadence est franchement courageuse et tenue. Et finalement, jusqu'à l'andante, c'est bien à la complaisance que l'on échappe d'abord, faute de mieux. Le niveau globalement excellent de l'orchestre et de la conduite de Honeck fait le reste, et ce alors même que les partenaires ne jouent pas précisément très ensemble : on a presque envie de dire que cela participe d'un esprit d'honnêteté générale compensant pour partie l'absence d'élévation. Madame Grimaud aurait pu avoir l'obligeance de nous épargner une horrible étude en la bémol des Trois nouvelles : mais pourquoi faut-il que tant de monde passe cette page sublime au fusil-mitrailleur, je me le demande, elle ne leur a pourtant rien fait.
Cette dernière observation pourrait presque s'appliquer au Tchaikovsky passablement improbable dans sa réussite donné ensuite. A bien des égards, la remarque faite ci-dessus au sujet de l'italien dans le russe prend son sens ici : la complaisance comme compensation est ici partout, mais aussi nulle part. On retrouve bien des lieux communs des 5e exotiques telles que Barenboim en a donné un paradigme l'an passé : effets de rubato à la limite du comique involontaire dans les deux premiers mouvements, renoncement à toute logique de cumul architectural dans le finale, au profit d'une perpétuelle relance narrative. Mais quelque part, on peut y croire, probablement parce que Honeck croit plus à la légitimité de son exotisme tchaikovskien que Barenboim - lequel, précisément parce qu'il en connaît un rayon sur la légitimité musicale, doit considérer qu'il est plus simple de faire du spectacle ici. L'orchestre convient très bien à l'exercice, lui qui semble en permanence vouloir montrer qu'il a au moins autant sa place dans le Big Five que les autres (et compte-tenu du statut incertain de New-York et Cleveland aujourd'hui, on le comprend). C'est carré, solide, très solide (Janowski est passé par là et cela se sent), engagé à niveau égal à tous les pupitres, et les cuivres font énormément de bruit. Honeck étale un talent pour la précision des effets qui fait, précisément, son petit effet. Et tout cela est extrêmement jouissif, quoique presque moralement répréhensible (je parle ici davantage de l'effet que de la cause, et me flagelle en conséquence). Au moins, comme dans le concerto, va-t-on au bout d'une logique : qu'importe que l'ensemble ne propose pas un show sonore de la richesse de Chicago, car au moins va-t-on là chercher un enjeu, fut-il de substitution.
Concernant le concert de Philadelphie, qui compte-tenu de son improbable casting franco-suisse était le moins attendu de cette triade, il faut avant tout en repasser encore par le jugement de pure qualité instrumentale, pour justifier ce qui aura été l'heureuse surprise de cette entame de saison. Contrairement à ce que des décennies de relatif anonymat - et surtout quelques années d'eschenbacheries - ont pu laisser penser, le quintette de cet orchestre reste exceptionnel, et il y souffle manifestement encore beaucoup du souffle héroïque de l'époque Ormandy. Ce n'est pas rien de le dire pour un orchestre américain en tenant compte des autres (de Petersbourg, de Vienne, de Prague, de Munich, du LPO de Jurowski) : quelles cordes ! Certes, Dutoit ne dirige pas la plus intransigeante et cohérente des ouvertures de Ruslan et Ludmila : et la prestation de la petite harmonie, elle, y laisse bien plus à désirer. Mais l'effet d'aubaine, en quelque sorte, est saisissant : c'est donc encore cela ! La force et la cohésion, bien sûr, mais aussi la force de caractère paraissent très nettement supérieures à ce que les deux concurrents du Nouveau Monde proposaient la même semaine. Ce quintette a une âme qui frémit, qui donne un sens supérieur à la discipline comme dans tous les meilleurs de son espèce.
Ces qualités ne sont certes pas d'un grand secours pour sauver l'ordinaire des exécutions du Concerto en sol majeur. Mais fort heureusement, et encore plus contre toute attente rationnelle, cette exécution-là n'est pas tout à fait ordinaire. Instrumentalement, il ne s'y passe certes rien de bien exceptionnel, les bois étant encore à la traîne ou imprécis en bien des endroits des mouvements extrêmes. Dutoit manque même de rendre l'exercice parfaitement ridicule en alanguissant à un point absurde l'andante, qui de a piacere devient molto allargando et patetico. Mais ceci mis à part, l'esprit dans lequel l’œuvre est rendue sonne juste : nulle tentative de la faire paraître plus profonde et sérieuse qu'elle ne l'est, ce qui revient assez à la prendre au sérieux. Le goût assumé de Jean-Yves Thibaudet pour le clinquant et la superficialité explique peut-être cette singulière économie de moyens dans une partition que François et Michelangeli ont élevée à un rang prêtant à malentendu. Du coup, tout est ici très sobre et casuel, tout particulièrement dans un adagio sans aucun apprêt ni pose. Thibaudet plus intelligemment philosophe que Fray, en voilà une découverte qui a du sens - mais oui, du sens. Même remarque que pour Grimaud en ce qui concerne le bis (Brahms, 118/2, passons, on a déjà entendu tant de méchancetés à son endroit).
Si je vous dis que la petite harmonie du Philadelphia retrouvait son rang en seconde partie - jouant de mieux en mieux tableau après tableau -, et que l'orchestre achevait d'affirmer une personnalité atypique (hors Boston) dans son pays, avec des cuivres veillant toujours à n'exister que comme orgues harmonisateurs, vous devinez assez en quoi cette Fantastique aura été d'assez loin le moment le plus réussi de ce grand théâtre symphonique de rentrée. Certes, la crédibilité de Dutoit, surtout après le Ravel, n'allait pas de soi. Mais mis à part certaines transitions peu heureuses dans le premier mouvement (dans l'exposé initial de l'idée-fixe, reproduisant le même rubato lourdement scolaire lors de la reprise), la baguette de l'Helvète apparaît sûre et cohérente, sans esbroufe superflue. Le Bal n'a certes pas l'évidence de pulsation qu'y insufflent aujourd'hui de vieux (Sir Colin) ou nouveaux (Salonen) génies berlioziens, et n'évite pas de menues lourdeurs dans sa seconde moitié ; la Scène aux champs ne parvient pas entièrement à la fièvre de vie intérieure des voix intermédiaires que ces derniers (ou Gergiev) sont capables d'y mettre : curieusement, le discours tient pourtant jusque dans le refus de se clore de la partition dans les dernières pages. Tout cela n'en a pas moins beaucoup d'allure, et suggère un niveau de crédibilité vis-à-vis de la partition bien supérieur aux excursions slaves de Muti et Honeck. Peut-être ne devait-il pas forcément en être ainsi, mais les deux premiers, qui sont indéniablement des baguettes plus aristocrates que Dutoit, n'avaient qu'à mieux choisir leur répertoire. On adhère d'autant mieux à cette soirée dénuée à très bon droit de toute prétention cosmo-métaphysique (soit, la Fantastique peut aussi être prise avec une autre forme de profondeur) que les protagonistes, qui n'ont pas les moyens d'être radins, offrent une fort belle exécution de La Valse en rappel. Merci de sauver Philadelphie de la faillite : si demain le Big Five (ou Seven, ou Ten) revient pour vraiment tenter de montrer qui est le plus fort (en donnant cinq cycles Mozart-Schubert, mettons), celui-ci devrait tirer son épingle du jeu.
Il convient surtout de rappeler (dieu merci, nous sommes plus nombreux à le faire qu'il y a quelques années) que la crise d'un certain modèle économique est aussi la conséquence d'une crise du modèle artistique dominant, qui à l'image de la paranoïa financière mondiale tend à s'auto-alimenter furieusement. Ce qui pourrait se résumer, à l'image du "plus de crédit, plus de produits exotiques, plus de bonus", par un "plus de symphonies post-romantiques d'une heure, plus de bruit, plus de perfection instrumentale, plus de chefs célèbres, plus de bravos virils après la grandiose coda". Et si tout va bien, le public continuera indéfiniment de suivre, et si tel n'est pas le cas et/ou que les mécènes se désengagent, les pouvoirs publics devront bien sauver le(s) monument(s) en péril.
On rejoint là la question de la spécialisation évoquée au sujet de Murray Perahia et de Saint-Martin-in-the-Fields. La tendance de toute formation à restreindre de plus en plus le champ chronologique de son répertoire est profondément mortifère, car elle nourrit en permanence les pires travers de chacune des catégories de "spécialistes" : les bas-rockeux en mode variétoche les plus caricaturaux, les surexcités de la mahlerite routinière donnant dans la surenchère de platitudes et de lieux communs (tel Tilson Thomas, Maazel ou Dudamel), ou les délires péri-musicaux les plus fendards de la création institutionnelle.
Fort heureusement, pour ce triple passages de tournées aux airs de "à vot'bon cœur m'sieurs-dames", on aura dans une certaine mesure échappé aux pires affres de la seconde catégorie. Et ce, malgré des programmes cousus de fil blanc quoique dépourvus au moins de la grand'messe Mahler habituelle. Aucun concert transcendant, aucun franchement mauvais non plus, mais tout de même une petite déception avec le plus théoriquement attendu qui ouvrait les festivités de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Concert de gala ou presque que cette soirée entièrement dédiée à la gloire du Chicago Symphony et du Maestrissimo Muti, aux cheveux et aux souliers plus éclatants que jamais (oui, je fais un peu de Marie-Aude Roux, après tout moi aussi je veux faire du chiffre). Pas de soliste, donc, ce qui avait déjà été la règle lors des dernières visites parisiennes du gang de l'Illinois (Muti en 2007, Haitink en 2009) : le soliste, c'est l'orchestre, sa sonorité éclatante luisant comme une Rolls sombre sortant du concessionnaire (les mauvaises langues diront : comme le blanc des dents d'un vieux beau d'Hollywood lifté).
La Danza Petrificada de Bernard Rands, dont les accents sud-américains font bien prétexte, peut ainsi scintiller de son absence parfaite d'originalité adaptée aux commandes que créent au kilomètres les grandes phalanges d'outre-Atlantique. C'est du Salonen-Lindberg (Rands vient comme eux du sérialisme radical, et a la réaction du fumeur repenti, en quelques sorte) de la période américaine, sans tout à fait le talent, et ressemble donc à s'y méprendre à du Stucky. Tous les pupitres sont honorés, on alterne les grandes nappes de cordes rehaussées de percussions sensuelles, les pastorales virtuoses aux bois et les fulgurances de cuivres : le soliste est l'orchestre et la pièce est écrite pour le montrer. Un peu tautologique, certes, et surtout indolore et inodore à défaut d'être incolore. Le post-modernisme est décidément malicieux : ici c'est le mari qui parvient à faire moins bien que sa femme (Madame étant plus connue sous le nom de Read-Thomas). On me rétorquera que si je réclame à cor et à cris qu'un académisme se manifeste au milieu du règne de l'individualité narcissico-conceptuelle de la création musicale, je n'ai qu'à prendre celui-là. Mais je suis un mauvais esprit, et donc, je n'achète pas, désolé. Il serait temps que les symphonistes officiels US arrêtent de prolonger en moins bon et en pure perte ce que leur ont légué Ives, Harris, Herrmann et Schuman, sans quoi ils finiront comme des allemands (mais avec des ogives nucléaires, ce qui serait très fâcheux).
Je n'achète pas davantage la démonstration de rutilance tranquille que proposent Muti et ses troupes de super-warriors de la grande geste méga-orchestrale. Leur Tod und Verklärung ne manque de rien sinon de mort et de transfiguration, du moins de quelque chose qui ressemblerait à un appel à la transcendance. La mise en place est proprement superbe et superbement propre. Ah que, ça brille. Je suis méchant, car ce n'est certes pas d'une complète platitude. Mais sonne néanmoins assez creux, ce qui du reste arrive, en jouant cette musique de cette manière, au moins aussi vite qu'avec une symphonie de Mahler. On en vient à se demander si le son des cuivres n'est pas trop beau pour être crédible, un peu de la façon dont la question se pose quand ce genre d'orchestre joue Tchaikovsky (on y reviendra). Subsistent les premières mesures d'un rare raffinement, qui sent un peu son Puccini et c'est plutôt heureux, et quelques traits de grande classe aux violons ménageant des ascensions aussi belles que celles entamant le molto agitato final. Mais cela reste un émerveillement de physicalité sans contexte : le contexte, c'est-à-dire ici la narration, on l'a attendue en vain du Maestrissimo.
Celui-ci se rattrape, un peu, dans un Chostakovitch que l'on n'attendait pas nécessairement, sans doute à tort. Les meilleurs chefs italiens, d'opéra en particulier, ont toujours compté parmi les interprètes non-idiomatiques les plus crédibles de la musique russe, sans doute parce qu'ils inclinent spontanément à en prendre le pathos au sérieux, c'est-à-dire comme pathos et non comme sentimentalisme. Et évitent donc l'inflation de phrasés idiots que la plupart de leurs collègues se sentent obligés d'y mettre, qu'il s'agisse de Tchaikovsky ou de Chostakovitch. La ligne générale est donc souvent belle dans le I, et la transition vers le thème des violons d'une qualité d'immédiateté certaine, caractéristique de la roublardise formelle typique du meilleur Muti. Le scherzo est d'un chien certain, encore que l'on y soit loin du sérieux de premier degré qu'un Pletnev serait capable d'y insuffler. Les choses se gâtent un peu, voire beaucoup par la suite. Le largo s'empâte assez faute, notamment, d'une direction claire donnée à la division des cordes : altos et violoncelles jouent donc en pilote automatique dans une certaine indifférence hypothéquant la tension en dehors des climax. Le finale est tonitruant mais souffre beaucoup plus que le scherzo d'une sur-caractérisation du thème principal : assez peu crédible, en dehors de sa glorieuse coda. C'est professionnel jusqu'au bout, et le public, particulièrement insupportable lors de cette soirée, se lève comme un seul homme. Tout cela n'était pas désagréable, mais l'on peut passer à l'épisode suivant.
Celui-ci était bien moins attendu, mais n'en a pas moins fait salle comble à son tour, Hélène Grimaud oblige. Le 4e de Beethoven de Grimaud, à peu près tous les mélomanes réguliers l'ont entendu une fois dans leur vie, et attendu que cela se ressemble sans doute toujours assez, je ferai l'économie de la description pour ne livrer qu'un sentiment personnel. Qui se résumera à peu près ainsi : ce n'est pas fameux, mais c'est mieux que beaucoup d'autres. C'est pourtant inconstant (l'entrée initiale est impossible de complication et il faut quelques minutes après l'exposé orchestral pour que le jeu se libère et prenne corps et forme ; les seconds et troisième mouvements sont sans grand intérêt, mis à part les dernières pages du rondo). Mais, quelque part, sympathique de sincérité et presque de naïveté (ce qui, depuis le temps que Grimaud joue ce concerto, ne manque pas d'étonner).
Si le jeu est trivial dans l'approche de l'instrument, la conduite ne l'est pas dans l'essentiel du premier mouvement, et ne recherche pas la musicalité gratuite du Beethoven aseptisé et salonard qu'on s'entend un peu partout à nous proposer. Les grammes ne sont pas classieuses mais au moins vont quelque part, et il en va de même des trilles. La cadence est franchement courageuse et tenue. Et finalement, jusqu'à l'andante, c'est bien à la complaisance que l'on échappe d'abord, faute de mieux. Le niveau globalement excellent de l'orchestre et de la conduite de Honeck fait le reste, et ce alors même que les partenaires ne jouent pas précisément très ensemble : on a presque envie de dire que cela participe d'un esprit d'honnêteté générale compensant pour partie l'absence d'élévation. Madame Grimaud aurait pu avoir l'obligeance de nous épargner une horrible étude en la bémol des Trois nouvelles : mais pourquoi faut-il que tant de monde passe cette page sublime au fusil-mitrailleur, je me le demande, elle ne leur a pourtant rien fait.
Cette dernière observation pourrait presque s'appliquer au Tchaikovsky passablement improbable dans sa réussite donné ensuite. A bien des égards, la remarque faite ci-dessus au sujet de l'italien dans le russe prend son sens ici : la complaisance comme compensation est ici partout, mais aussi nulle part. On retrouve bien des lieux communs des 5e exotiques telles que Barenboim en a donné un paradigme l'an passé : effets de rubato à la limite du comique involontaire dans les deux premiers mouvements, renoncement à toute logique de cumul architectural dans le finale, au profit d'une perpétuelle relance narrative. Mais quelque part, on peut y croire, probablement parce que Honeck croit plus à la légitimité de son exotisme tchaikovskien que Barenboim - lequel, précisément parce qu'il en connaît un rayon sur la légitimité musicale, doit considérer qu'il est plus simple de faire du spectacle ici. L'orchestre convient très bien à l'exercice, lui qui semble en permanence vouloir montrer qu'il a au moins autant sa place dans le Big Five que les autres (et compte-tenu du statut incertain de New-York et Cleveland aujourd'hui, on le comprend). C'est carré, solide, très solide (Janowski est passé par là et cela se sent), engagé à niveau égal à tous les pupitres, et les cuivres font énormément de bruit. Honeck étale un talent pour la précision des effets qui fait, précisément, son petit effet. Et tout cela est extrêmement jouissif, quoique presque moralement répréhensible (je parle ici davantage de l'effet que de la cause, et me flagelle en conséquence). Au moins, comme dans le concerto, va-t-on au bout d'une logique : qu'importe que l'ensemble ne propose pas un show sonore de la richesse de Chicago, car au moins va-t-on là chercher un enjeu, fut-il de substitution.
Concernant le concert de Philadelphie, qui compte-tenu de son improbable casting franco-suisse était le moins attendu de cette triade, il faut avant tout en repasser encore par le jugement de pure qualité instrumentale, pour justifier ce qui aura été l'heureuse surprise de cette entame de saison. Contrairement à ce que des décennies de relatif anonymat - et surtout quelques années d'eschenbacheries - ont pu laisser penser, le quintette de cet orchestre reste exceptionnel, et il y souffle manifestement encore beaucoup du souffle héroïque de l'époque Ormandy. Ce n'est pas rien de le dire pour un orchestre américain en tenant compte des autres (de Petersbourg, de Vienne, de Prague, de Munich, du LPO de Jurowski) : quelles cordes ! Certes, Dutoit ne dirige pas la plus intransigeante et cohérente des ouvertures de Ruslan et Ludmila : et la prestation de la petite harmonie, elle, y laisse bien plus à désirer. Mais l'effet d'aubaine, en quelque sorte, est saisissant : c'est donc encore cela ! La force et la cohésion, bien sûr, mais aussi la force de caractère paraissent très nettement supérieures à ce que les deux concurrents du Nouveau Monde proposaient la même semaine. Ce quintette a une âme qui frémit, qui donne un sens supérieur à la discipline comme dans tous les meilleurs de son espèce.
Ces qualités ne sont certes pas d'un grand secours pour sauver l'ordinaire des exécutions du Concerto en sol majeur. Mais fort heureusement, et encore plus contre toute attente rationnelle, cette exécution-là n'est pas tout à fait ordinaire. Instrumentalement, il ne s'y passe certes rien de bien exceptionnel, les bois étant encore à la traîne ou imprécis en bien des endroits des mouvements extrêmes. Dutoit manque même de rendre l'exercice parfaitement ridicule en alanguissant à un point absurde l'andante, qui de a piacere devient molto allargando et patetico. Mais ceci mis à part, l'esprit dans lequel l’œuvre est rendue sonne juste : nulle tentative de la faire paraître plus profonde et sérieuse qu'elle ne l'est, ce qui revient assez à la prendre au sérieux. Le goût assumé de Jean-Yves Thibaudet pour le clinquant et la superficialité explique peut-être cette singulière économie de moyens dans une partition que François et Michelangeli ont élevée à un rang prêtant à malentendu. Du coup, tout est ici très sobre et casuel, tout particulièrement dans un adagio sans aucun apprêt ni pose. Thibaudet plus intelligemment philosophe que Fray, en voilà une découverte qui a du sens - mais oui, du sens. Même remarque que pour Grimaud en ce qui concerne le bis (Brahms, 118/2, passons, on a déjà entendu tant de méchancetés à son endroit).
Si je vous dis que la petite harmonie du Philadelphia retrouvait son rang en seconde partie - jouant de mieux en mieux tableau après tableau -, et que l'orchestre achevait d'affirmer une personnalité atypique (hors Boston) dans son pays, avec des cuivres veillant toujours à n'exister que comme orgues harmonisateurs, vous devinez assez en quoi cette Fantastique aura été d'assez loin le moment le plus réussi de ce grand théâtre symphonique de rentrée. Certes, la crédibilité de Dutoit, surtout après le Ravel, n'allait pas de soi. Mais mis à part certaines transitions peu heureuses dans le premier mouvement (dans l'exposé initial de l'idée-fixe, reproduisant le même rubato lourdement scolaire lors de la reprise), la baguette de l'Helvète apparaît sûre et cohérente, sans esbroufe superflue. Le Bal n'a certes pas l'évidence de pulsation qu'y insufflent aujourd'hui de vieux (Sir Colin) ou nouveaux (Salonen) génies berlioziens, et n'évite pas de menues lourdeurs dans sa seconde moitié ; la Scène aux champs ne parvient pas entièrement à la fièvre de vie intérieure des voix intermédiaires que ces derniers (ou Gergiev) sont capables d'y mettre : curieusement, le discours tient pourtant jusque dans le refus de se clore de la partition dans les dernières pages. Tout cela n'en a pas moins beaucoup d'allure, et suggère un niveau de crédibilité vis-à-vis de la partition bien supérieur aux excursions slaves de Muti et Honeck. Peut-être ne devait-il pas forcément en être ainsi, mais les deux premiers, qui sont indéniablement des baguettes plus aristocrates que Dutoit, n'avaient qu'à mieux choisir leur répertoire. On adhère d'autant mieux à cette soirée dénuée à très bon droit de toute prétention cosmo-métaphysique (soit, la Fantastique peut aussi être prise avec une autre forme de profondeur) que les protagonistes, qui n'ont pas les moyens d'être radins, offrent une fort belle exécution de La Valse en rappel. Merci de sauver Philadelphie de la faillite : si demain le Big Five (ou Seven, ou Ten) revient pour vraiment tenter de montrer qui est le plus fort (en donnant cinq cycles Mozart-Schubert, mettons), celui-ci devrait tirer son épingle du jeu.
Théo Bélaud
le petit concertorialiste by Théo Bélaud est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France.