Hécatombe beethovenienne

V V 
- Paris, Salle Pleyel, le lundi 3 octobre 2011
- Grieg, Concerto pour piano en la mineur, op. 16 - Beethoven, Symphonie n°3 en mi bémol majeur, op. 55
- Konijlik Concertgebouworkest Amsterdam
- Lang Lang, piano
- Daniel Harding, direction
V V
- Paris, Cité de la Musique, le jeudi 20 octobre 2011
- Beethoven, Quatuor n°14 en ut dièse mineur, op. 131 - Webern, Symphonie, op. 21 - Bartók, Sonate pour violon seul, BB 124 (IIIe mouvement) - Beethoven, Symphonie n°2 enmajeur, op. 36
- Les Dissonances
- David Grimal, violon & direction 
∏ / V
- Paris, Salle Pleyel, le dimanche 23 octobre 2011
- Schleiermacher, Bann. Bewegung mit Beethovens Erster - Beethoven, Symphonie n°1 en ut majeur, op. 21 ; Symphonie n°7 en la majeur, op. 92
- Gewandhausorchester Leipzig
- Riccardo Chailly, direction
V
- Paris, Salle Pleyel, le dimanche 30 octobre 2011
- Beethoven, Symphonie n°4 en si bémol majeur, op. 60 - Mantovani, Upon one note - Beethoven, Symphonie n°6 en fa majeur, op. 68
- Gewandhausorchester Leipzig
- Riccardo Chailly, direction
V V V
- Paris, Salle Pleyel, le lundi 31 octobre 2011
- Cerha, Paraphrase sur la 9e Symphonie de Beethoven - Beethoven, Symphonie n°9 enmineur, op. 125
- Christiane Oelze, soprano ; Annely Peebo, alto ; Kor-Jan Dusseljee, ténor ; Thomas E. Bauer, baryton
- Chœur de Radio-France
- Gewandhausorchester Leipzig
- Riccardo Chailly, direction
Compte-tenu du retard sans précédent pris dans des recensions de concerts que je ne ferai pas toutes, considérons qu'à au moins une chose malheur est bon. La triste liste ci-dessus n'était pas écrite par avance, pas pour moi du moins, mais elle s'impose maintenant. C'est un contre-coup bien malheureux à une saison beethovenienne qui avait été relativement faste en 2010-11, marquée par les superbes Eroica de Jurowski, Janowski et Barenboim, les remarquables prestations de Dohnanyi (3e encore), Järvi (4e) ou Salonen (7e). Certes, (mais le positif pèse toujours plus lourd dans la mémoire), il y avait aussi eu la terne intégrale de Thielemann, les 2e et 3e rutilantes et vidées de substance d'Haitink et la 7e confortable et étonnamment amorphe de Jansons avec le Concertgebouw.
Cette dernière avait été clairement la déception la plus inattendue, et rétrospectivement, les choses s'éclaircissent assez. Deux ans encore avant, Ivan Fischer, qui s'y entend pour transformer en écrin inutile les plus belles machines orchestrales du continent, avait donné à la tête de la Rolls amstellodamoise une 8e Symphonie largement semblable à la 7e de Jansons, et tout autant à l'Héroïque dirigée (le terme a quelque chose de douteux) par Daniel Harding l'autre soir.  Luxe, perfection de goût, volupté, et sans doute intensité de jeu instrumental, mais d'une manière se faisant oublier encore cent fois davantage que l'Orchestre du Festival de Lucerne sous la baguette d'Abbado, c'est-à-dire au moins cinquante fois trop. 
Si l'on regarde l'aspect positif des choses, dans ces trois cas de figure, il est difficile d'imaginer un meilleur orchestre que le Concertgebouw pour faire oublier la trivialité potentielle de qui le dirige. Est-ce donc pour cela que cette phalange est régulièrement bombardée par les professionnels divers du milieu "meilleur orchestre d'Europe", voire du monde ? A coup sûr, même pas. C'est donc que même du point de vue des musiciens, ou au moins pour une partie de ceux-ci, deux critères suffisent à emporter l'adhésion, qu'ils soient conscients ou non : la perfection en regard des standards de goût, et celle en regard des critères sensualistes (la beauté du son, qui n'est pas toujours sa signification). Pour ma part, je ne suis pas prêt de tenter une quatrième fois d'aller écouter le Concertgebouw d'aujourd'hui dans une symphonie de Beethoven - j'imagine qu'ils sont bien meilleurs dans Mahler, comme tous les autres orchestres ou à peu près, ce qui rend cet avantage tout à fait inutile.

Je me demande en tout cas quel chef pourrait en tirer quelque chose d'autre qu'une suite d'épisodes parfaitement fondus sans que l'on sache pourquoi les uns aux autres, avec des transitions sidérantes de vide, dans une indifférence suffisante qui n'a même pas le sens de la hauteur aristocrate d'où Vienne ou Petersbourg peuvent parfois sembler toiser leurs auditoires. Car Fischer, Jansons et Harding ne sont pas, il me semble, des chefs de même distinction ni d'ailleurs de mêmes signatures stylistiques, et le fait que leurs tentatives beethoveniennes soient strictement identiques de physionomie et d'esprit les unes aux autres interroge quant à une forme de professionnalisme pervertie des musiciens du Concertgebouw. Ils rappellent, justement, cette histoire fameuse sur les Wiener Philharmoniker, où un quidam interroge un membre de l'orchestre sur un de leurs nouveaux chefs : "ça va, il s'améliore, il commence à nous suivre", répond le musicien. Le problème dans le cas amstellodamois est qu'on veut bien suivre, mais qu'il n'y a rien à suivre. La somme des enjeux qu'ils présentent en jouant Beethoven est encore bien inférieure à celle qu'offre Thielemann avec les viennois (qui eux le suivent, d'ailleurs), c'est-à-dire qu'elle tend fortement vers zéro. Il n'y a aucun commentaire circonstancié à en faire. Sinon que la première partie du concert - les concertos de Grieg et Liszt avec Lang Lang - était nettement plus défendable que la seconde, et il fallait le faire. 
Entre le Hollywood assumé du chinois (tout y passe les deux fois, travelling-paysages de rêve, scène de guerre burnée, baiser torride), qui montre une qualité instrumentale tout à fait digne de ses partenaires (rien à voir avec Yundi Li, il s'agit là d'un pianiste, malgré tout), et le film culturel si complaisant dans son art de bonne société du Concertgebouw, je fais comme au cinéma : quitte à payer un prix indécent pour du temps perdu, je préfère encore avoir une chance de rire. Si je n'ai pas affligé ce concert de la symbolique la plus consternée, c'est parce que Lang Lang l'en a sauvé (contrairement à la navrante ouverture des Créatures de Prométhée donnée en rappel, terrible de complaisance et de quant-à-soi).
D. Grimal et les Dissonances
C'est à un autre genre de soirée culturelle, nettement plus prévisible dans son genre, que l'on était convié à la Cité de la Multure. Oublions la nouvelle thématisation de la musique proposée en ces lieux pittoresques (Paul Klee et la musique, qui nous vaut un fragment d’œuvre au programme histoire de sortir le - fort beau - violon de Klee de son étui pour cinq minutes). Le tout début de la soirée augurait d'une légère amélioration de l'ordinaire. David Grimal, Ayako Tanaka, Lise Berthaud et François Salque prennent à bras-le-corps et avec un sérieux certain l'exécution du 14e Quatuor, offrant une fugue inaugurale de bonne facture, et bien conduite. La suite ne tiendra pas ces promesses : cette interprétation restera loin d'être indigne, mais pêche dès le second mouvement par un manque de ligne directrice et de cohérence. La qualité et l'investissement certains des instrumentistes compensent souvent (plus du côté de l'alto et du violoncelle que des violons, plus sages), mais ce sont les compensations qui s'entendent volontiers trop, jusqu'à l'activisme franchement exagéré du violoncelle de Salque dans un finale survitaminé et saucissonné.
Après une Symphonie de Webern (emmenée par le konzertmeister bis de l'ensemble) dénuée de poésie, c'est bien cet esprit si conventionnel et petit-bourgeois de l'interprétation beethovénienne actuelle qu'annonçait le finale du quatuor pour la suite. Au détail près que tout semblait cette fois prémédité et désiré comme tel. Grimal revient ici aux commandes (toujours depuis le premier pupitre, contrairement à ce que la photo ci-dessus laisserait croire), et lance une 2e Symphonie emplie de la plupart des clichés contemporains de l'interprétation "synthétique", post-baroqueuse sur instruments modernes (mais avec cors naturels). La check-list du consensus tranquille est complète : l'instrumentarium est mixte, donc ; on vibre car on n'est pas dogmatiques ; on met plein d'accents absurdes et surexcités partout car on n'est pas réactionnaires, et que la musique doit avoir l'air vivante ; on fait donner la petite harmonie avec un maximum d'engagement, type concerto pour orchestre et donc en lui faisant jouer autre chose qu'une symphonie. Ces bois jouent fort bien, au demeurant, mais font du Chamber Orchestra of Europe en moins bien, c'est-à-dire font comme un peu tout le monde à présent.
Au lieu d'être harmonie, petite, moyenne ou grande, les vents dans leur ensemble se constituent en concertino, et jouent un concerto grosso où la forme se dilue d'une autre façon que par l'élégante noyade au fil de l'eau que propose le Concertgebouw : par effondrement sur elle-même à force de subir ses propres coups et à-coups. Les cordes sont quant à elles assez médiocres, surinvesties certes, sans faiblesses individuelles à l'évidence, mais il est clair ici que l'on n'a pas affaire à un véritable orchestre - avec un chef au pupitre, il en irait peut-être différemment. Les attaques survoltées n'en sont pas moins hétérogènes, et l'assise rythmique, quel que soit le tempo, ne tient qu'à l'énergie et à la surenchère d'accentuation, donnant l'impression que les pupitres se courent héroïquement les uns après les autres. Encore une victime de l'intrusion de la démocratie dans la musique en général, et dans l'orchestre en particulier. Et il faut subir les effets comiques d'usage, comme ces successions de soufflets ridicules durant un climax du premier mouvement arraché à toute sa dignité et toute sa véritable sauvagerie (m. 158-181) : la recette est éculée au possible et s'applique à quantité d'autres endroits, dans le finale aussi : un ff suivi de sforzandos est interprété comme un p subito - cresc - decresc, et on recommence, jusqu'à la nausée, jusqu'à ce que l'harmonie n'ait plus aucun sens.

Riccardo Chailly ne semblait lui non plus trouver un sens quelconque à l'irruption hantée de l'ut majeur dans le même passage de la 2e Symphonie, lorsqu'il l'avait donnée avec son Gewandhaus à l'hiver 2009 à Pleyel. Après ce Beethoven, qui suivait une 2e de Brahms correcte et superficielle, une 4e de Tchaikovsky absurde et vulgaire, et qui précédait lors du même concert une 3e de Bruckner clinquante et vide, j'avais décidé de ne plus retourner écouter le couple Chailly/Leipzig. Je faisais pourtant partie des gogos, encore plusieurs années avant, qui s'étaient laissés charmer par les disques de celui-ci, et du chef transalpin de façon plus générale. Après avoir refait la même erreur, on ne m'y reprendra définitivement plus. Des bribes de vidéos de concerts beethoveniens de cet attelage de plus en plus improbable, couplées avec l'attrait d'une série de créations "sur" les symphonies de Beethoven, m'avaient rendu le cycle vaguement désirable.
Et cela ne commençait pas si mal, au moins du point de vue de la première des premières, celle de Bann. Bewegung mit Beethovens Erste de Steffan Schleiermacher. Pièce brillante mais économe de moyens orchestraux (l'orchestre est beethovenien), elle se réfère à son "sujet" par l'accord fondamental d'ut majeur, que le compositeur traite, contrairement aux interprètes, sans peur ni reproches. L'accord est affirmé d'entrée et, sur des successions d'accords brefs joués en homorythmie par tout l'orchestre, est modulé pour revenir sur lui-même, chaque séquence de ce type étant jointe par un intermède mettant à l'honneur tel ou tel pupitre. C'est modeste mais efficace dans l'absence de prétention, et impose une écoute sérieuse et une attention dénuée de concept. Et c'est très bien joué et dirigé, mais oui.
L'enthousiasme est en partie douché par l'exécution du sujet lui-même, quoique cette 1e Symphonie semble présenter une maturation intéressante du travail sur le texte beethovenien par rapport à ce que les mêmes interprètes avaient présenté dans la 2e il y a trois ans. L'articulation, sans tomber dans l'accentuation et le saucissonnage à tout va, s'est clarifiée et aérée, et les cordes font montre d'une assez belle discipline, et d'une sonorité relativement flatteuse - sur un plan strictement qualitatif, on se situe tout de même un cran après les deux grands munichois ou Dresde. Mais le geste manque toujours d'unité, et le climax du central du I ne réussit guère plus à Chailly dans la 1e que dans la 2e. Apparaît ici un signe annonciateur de la marque de fabrique de sa direction : une fuite en avant, généralement par l'accélération dénuée de sens, face à la moindre suspicion de tension pointant le bout de son nez. La progression centrale (m. 145-166) fuit littéralement l'affrontement avec le défi architectural, et quand débouche le climax mineur, on ne sait pourquoi l'on s'y est rendu : les tierces des bois sont timides - les bois resteront timide et impersonnels dans chaque symphonie, les réponses du quintette pressées et aussi dénuées de corps que de nécessité. La suite sera tout aussi décevante tout en n'étant pas désagréable, mais l'inaptitude de Chailly à construire la tension dans un mouvement lent est devenue proverbiale, et l'andante cantabile ne fait pas exception à la règle. Seul le finale offrira quelques espoirs, par sa seule virtuosité classiciste et non appuyée, et qui laissait goûter quelques inflexions intéressantes, comme le legato des deux premières tierces répétées, à chaque occurrence, des bassons et hautbois (m. 22-25 et similaires).

Mais le reste aura été une sacrée purge, jusqu'à son extraordinaire hallali final - la pathétique 9e Symphonie. La 7e a semblé, grosso modo et pour ceux qui l'ont entendue, se présenter comme une resucée extrêmement médiocre de celle donnée récemment par Salonen et l'Orchestre de Paris (au détail près que ça n'était pas précisément l'Orchestre de Paris qui la défendait). Exécution invraisemblablement bruyante, agitée certes sans courir, mais d'une vacuité incroyable dans la débauche d'énergie.
Dans le premier mouvement, cela s'explique sans doute par la confusion rythmique avec laquelle Chailly caractérise le mètre du vivace. On a vu dans ce mouvement éminemment délicat Masur, Järvi et Jansons, Thielemann et donc Salonen proposer des battues dissemblables et toute discutables (la noire, la noire pointée avec un accent initial ou non), mais qui indépendamment de la tenue générale de l'interprétation avaient au moins le mérite d'être identifiables et cohérentes vis-à-vis d'elles-mêmes. Ici, on ne comprend rien, et l'orchestre manifestement pas davantage. Ici comme par la suite tout ne semble être compensation de l'absence de toute vision et de tout contrôle technique élémentaire, et réanimation d'un vécu fondamentalement mort de la musique. Avec quoi compense-t-on et réanime-t-on ici ? Avec du bruit ; beaucoup de bruit, beaucoup de décibels, des trompettes et des timbales (aux parties manifestement enrichies) assourdissantes durant quarante minutes, lesquelles seront ovationnées par une Salle Pleyel hystérique. Consternant.
Les 4e et 6e du dimanche suivant sont plus anecdotiques et moins pénibles. Dans les deux cas Chailly ne paraît pas avoir la moindre idée de la façon dont le discours pourrait se construire, mais son interventionnisme renvoie moins, cependant, à une sorte de remake de Rattle/Vienne à la sauce hétérodoxe (plusieurs éditions, urtext ou non, sont ici utilisées pour donner le matériel d'orchestre joué). C'est moins bruyant (quoiqu'on n'échappe pas à d'hideuses et volontaires ponctuations de trompettes dans le finale de la Pastorale), moins agité même dans les mouvements extrêmes de la 4e, plutôt sobres. C'est cependant fort plat et tout à fait dépourvu de la présence, de la petite voix qui parle d'une authentique interprétation de grand style. L'impuissance reste tangible jusque dans les imitations mengelbergiennes de Chailly (à l'image de la réintroduction du fa syncopé aux violoncelles et contrebasses à la fin des exposés du I de la 4e, m. 183, présent dans toutes les sources urtext et éliminé par la quasi-totalité des chefs). Le II n'émeut guère (dieu sait que j'y ai pourtant la larme facile), le III et le IV sont d'une platitude spectaculaire. Sur l'ensemble du concert, l'orchestre semble déjà moins à son aise que la veille, davantage sur la défensive face au flou de la baguette censée les conduire, et la petite harmonie confirme sa timidité presque compassée dans la 4e et surtout le second mouvement de la 6e, d'une indifférence irritante - qu'y faire si on ne peut jouer de plus en plus fort et de plus en plus vite ? Soyons juste d'y souligner toutefois la belle prestation des deux premiers violoncelles, impeccables de stoïcisme.
Entre les deux symphonies, on se sera farci un sommet d'indigence de Sa Majesté Officielle Bruno Mantovani, invraisemblable pensum auto-caricatural où chaque jaillissement d'orchestration est plus prévisible que le précédent, et où le déferlement de décibels et la surenchère de virtuosité à tous les pupitres tient lieu de consistance discursive : il n'y a pas lieu de critiquer cela, de toute évidence, la pièce a été composée sur mesure pour Chailly, son Beethoven et l'esprit de ce cycle. Je crois savoir que le père Rigail a préparé un compte-rendu aux petits oignons bien revenus sur le concert conclusif du dit cycle, et je me dispense donc confortablement d'y ajouter ma sauce. Ce sera sans doute à découvrir et déguster lentement, puisqu'il faut donc qu'à quelque chose malheur soit bon.